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Inquisitio heretice pravitatis
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Avril 1242

« Et je la vis seule au milieu de l’ennemi

Elle défendait sa foi, elle défendait sa vie ;

Et je lus dans ses yeux le message divin :

Crois en l’amour seul, et du mal te défies. »

ESCARTILLE DE PUIVERT,

Chanson albigeoise, « le Livre de Vie ».

Un soir, au milieu des fougères de la forêt de Pamiers, entre les bouquets d’ajoncs et de genévriers noyés dans une clarté nébuleuse, marchaient un paysan et sa femme ; tous deux jetaient aux alentours des coups d’œil inquiets. Le paysan portait une besace, gorgée de pains, de fouaces et de vin, qui rebondissaient contre son ventre à mesure qu’il avançait, d’un pas martial. Presse-toi ! disait-il à sa moitié, qui, les joues enflammées, traînait deux paniers chargés de légumes, de farine et de miel ; elle clopinait derrière lui avec difficulté, les pieds meurtris par ses vieux souliers. Au détour du sentier, ils s’aventurèrent au milieu des frondaisons. Puis vinrent d’autres voyageurs. Ce fut d’abord un homme seul et à cheval, portant une houppelande rouge, des bourses pendant à ses côtés. Un riche tisserand. Des coffrets recouverts de velours et des sacs de vêtements reposaient sur la croupe de l’animal. Le marchand avançait au pas, attentif au moindre bruit, le visage tordu par l’angoisse, soufflant à s’en exploser les poumons. Il plissait les yeux dans l’obscurité. Arrivé à l’endroit précis où le paysan et sa femme s’étaient écartés du sentier, il descendit de cheval, s’approcha d’un arbre aux branches déchiquetées et se pencha pour en regarder l’écorce. On pouvait y voir distinctement deux traits parallèles, taillés au moyen d’un couteau. Oui, c’était bien le signe dont lui avait parlé le ductor. Il prit alors son destrier par les rênes et se fraya à son tour un chemin au milieu des ronces. Quelques instants plus tard, un chariot fit son apparition, empli de fourrage, et sur lequel trois gaillards étaient montés. L’un d’eux, la trogne mouchetée de taches rouges, sauta du chariot et scruta les alentours, avant de siffler par trois fois. Des ombres sortirent du bois et, en un clin d’œil, écartèrent le foin, laissant apparaître de nouveaux sacs de nourriture et de vêtements, ainsi que des arbalètes, des dagues et des armes de jet. Rapidement délesté, le chariot repartit sur le sentier comme il était venu. Le silence retomba sur la forêt, uniquement troublé par le chant de quelques oiseaux isolés.

On se rendait dans une clairière, la clairière des rebelles, celle des révoltés de l’Occitanie.

Non loin de là, Escartille avait lui aussi installé son maigre campement.

Il rêvait.

Le légionnaire romain touchait de sa lance le cadavre qui se trouvait à terre, comme pour vérifier qu’il était bien mort. Il rajusta son casque luisant sous la pluie battante ; au pied du rocher, le sol sablonneux n’était plus que tourbe. Le vent hurlait aux oreilles du soldat. Il releva la tête un instant ; les éclairs et le tonnerre avaient cessé, mais les nuages noirs obscurcissaient toujours l’horizon. Il avait peine à croire ce qu’il venait de voir. Il se tourna de nouveau vers le cadavre, puis vers le décurion Cassius, qui se trouvait non loin.

— Allons, dit-il dans un rire féroce, passe-moi le fer !

Cassius le regarda un instant, interloqué ; puis il lui passa l’instrument, qui rougeoyait dans le soir. L’embout du fer dessinait le corps d’un animal – un chien.

Le légionnaire rit encore, puis, saisissant le fer, il l’appliqua sur le front du mort.

La marque rouge pénétra profondément la chair en fumant, dégageant des odeurs de viande grillée. Autour d’eux, la tempête revenait.

— Tiens ! s’écria le légionnaire, heureux de sa trouvaille. Tiens, brigand, c’est ainsi que je procède avec les gens de ton espèce. Meurs comme ce que tu es… un chien !

D’autres soldats s’amusaient autour de lui. Ils s’efforçaient de se rassurer après ce qu’ils avaient vu. L’un d’eux s’approcha et, se moquant toujours, jeta un écriteau dans l’endroit où l’on allait rouler le cadavre.

— Voilà qui te tiendra compagnie !

L’écriteau tomba dans un bruit et sembla avalé par la terre. L’autre soldat retira le fer du cadavre. Puis il passa la main sur ses lèvres et, dans un crachat, il poussa le voleur.

Celui-ci tomba dans la fosse qu’on lui avait préparée.

Escartille se réveilla.

Il lui fallut quelques secondes pour retrouver ses esprits.

Mon Dieu, quel rêve étrange !

La tête encore tout obscurcie de ces pensées, il se redressa et s’assit.

Toutes ces visions de persécution l’avaient atteint. Elles le portaient aux cauchemars les plus insolites. Il s’étira, se passa les mains sur le visage.

Plus de trente ans s’étaient écoulés depuis le début de la guerre.

Escartille était assis sur un rondin de bois, devant l’endroit qu’il avait choisi pour passer la nuit. Il avait changé. Ses années de pèlerinage incessant, de fuites et de secrètes batailles l’avaient transformé. Des rides couraient à présent sur son front. Le teint pâle, les joues creuses, il avait pourtant récolté au fil de ces années un double menton et un ventre rebondi. Mais voilà qui n’était pas le prix de bombances répétées ; il n’avait connu que des disettes et des privations. Ses bras n’étaient plus que des bâtons noueux et secs, comme celui qu’il n’avait pas cessé de planter devant ses pas, sur les routes d’Occitanie, puis dans ce refuge pyrénéen où il s’était terré quelques années. Sa physionomie curieuse s’était modelée au fur et à mesure de ses pérégrinations ininterrompues. Un parfait errant, voilà ce qu’il était devenu. Il avait arpenté tous les sentiers de ce pays, s’efforçant de répandre une Parole qui s’était révélée à lui. Il avait longtemps réfléchi à la profondeur et à la réalité de sa vocation. Assurément, elle était née de la disparition de Louve, de l’idée qu’il ne pourrait jamais plus chérir aucune autre femme. Était-ce par volonté de vengeance qu’il s’était engagé sur un chemin aussi difficile ? Pas vraiment. Il s’était trouvé acculé, contraint de choisir pour continuer à subsister. Sans doute sa religion était-elle née de cette soif de vivre qu’il n’avait cessé d’éprouver, alors que, dans le même temps, toutes ses raisons de l’épancher lui avaient été soustraites. De cette contradiction, il avait fait un moteur, une passion zélée, intarissable, échafaudée sur les cendres de sa vie passée. À partir de ces fondations détruites, il s’était bâti une nouvelle destinée, qui lui permettait de sublimer sa douleur et de retrouver une joie nouvelle, plus haute, plus belle aussi, jaillie des affres de ses anciennes souffrances. Jamais pourtant, il n’avait abandonné les rouleaux de son Livre de Vie, même s’il avait cessé d’écrire durant toutes ces années. Il les conservait dans sa besace, à côté de son rebec et de son vieux bonnet.

Et il se retrouvait là, dans son ample robe noire, assis sur ce tronc de bois.

Il n’avait pas oublié les fleurs. Il n’avait pas oublié Puivert, ni ces jeunes femmes qu’il avait coutume de séduire. Lorsqu’il y pensait, un léger sourire s’étirait sur ses lèvres ; son front s’éclaircissait un instant. Il tendait les doigts dans le vide, comme pour saisir à nouveau ces bribes de mémoire qui menaçaient de le fuir. Bercé de cette trouble nostalgie, il hésitait entre le rire et les larmes. Ces souvenirs étaient devenus une force. Il savait, au moins, pourquoi il se battait. Pour la beauté de son paradis perdu. Un combat beau puisqu’il était vain, perdu d’avance. Mais il valait à lui seul toutes les peines qu’Escartille avait endurées. Puis, d’autres pensées venaient le traverser, et son visage s’assombrissait. Le feu, les armes, les murailles tombant avec fracas, les gémissements des martyrs, tout lui revenait d’un coup. Les âmes déchirées en la cathédrale de Béziers, les flèches incandescentes qui venaient en pulvériser les vitraux ; l’enfer bourdonnant d’insectes où étaient abandonnés pêle-mêle les cadavres carbonisés, sous les tentures volant dans la brise ; Carcassonne et son Christ défunt, ce Trencavel bafoué et jeté au cachot ; Muret et sa plaine herbeuse, ses pavillons inondés de sang et de pluie. Soudain, il entendait les clameurs, le cri de soulagement et de joie des populations occitanes, le jour où elles avaient appris la nouvelle :

Montfort

Es mort

Es mort

Es mort !

Viva Tolosa

Ciotat gloriosa

Et poderosa !

Tornan lo paratge et l’onor !

Montfort

Es mort

Es mort

Es mort !

Simon de Montfort, l’ennemi entre tous, avait fini par périr. Après la bataille de Muret, Raymond de Toulouse et son fils avaient quitté leur capitale, tandis que Montfort s’était lancé dans de nouvelles conquêtes. Le Dauphin du trône de France, en personne, s’en était mêlé : d’avril à octobre 1215, Louis VIII était venu mener sa croisade personnelle aux côtés de Simon. Le pape, de son côté, avait convoqué un concile d’arbitrage à Latran, où le comte de Foix avait de nouveau échoué dans la défense de la cause occitane. Alors que tout semblait perdu, Raymond et son fils, réfugiés à Gênes, étaient revenus dans leurs domaines de Provence. Marseille et Avignon leur avaient fait un accueil délirant. Escartille, une fois de plus, était là ; apprenant que le comte et son fils étaient revenus d’Italie, c’était en parfait qu’il s’était rendu à son tour en Avignon pour y retrouver le comte Raymond. Celui-là, qui ne l’avait pas revu depuis la tragédie de Muret, où Escartille n’était alors que l’un de ses hérauts, l’avait embrassé avec effusion, et salué avec respect : c’était désormais un ministre cathare qu’il avait devant lui. Il en était ainsi de l’espoir des Occitans : plus il était sanglé et perdu, plus il rejaillissait avec des forces nouvelles. Parage ! Il suffisait d’une étincelle pour que la flamme de la fierté occitane s’allume de nouveau…

Et tout avait recommencé.

Montfort avait dû se battre sur deux fronts ; tandis que Raymond regagnait l’Espagne afin d’y lever une armée, son fils assiégeait Beaucaire avec le concours des Marseillais. C’était lui qu’Escartille avait rejoint. Ils avaient embarqué sur des bateaux et suivi le cours du Rhône. À chaque aurore, les trompes et les cymbales faisaient frémir les rivages. Les nefs gréées pour cette parade étincelaient sous l’azur. Puis ils avaient chevauché jusqu’à Beaucaire, oriflammes en tête. La prise de la ville avait résonné comme un coup de semonce pour Montfort : cette fois, le signal de la reconquête était lancé ; on ne le pensait plus invincible. Toulouse s’était révoltée une fois encore. Simon, engagé en Provence, avait subi revers sur revers. Raymond VI avait pu rentrer dans sa capitale libérée.

La reconquête.

Le frère de Simon de Montfort, Gui, avait été tué. Simon lui-même avait trouvé la mort devant Toulouse. Un charpentier de la ville avait façonné une pierrière avec des matériaux des chantiers de Saint-Sernin et du bois de sorbier. Ce n’était pas un homme qui l’avait actionnée, mais des femmes, des femmes et des jeunes filles toulousaines. Simon avait reçu la pierre sur son heaume d’acier. Ses yeux, sa cervelle, ses molaires avaient explosé. Son front s’était enfoncé et ses mâchoires s’étaient démantibulées. Alors, on avait entendu une immense clameur de soulagement qui, aujourd’hui encore, résonnait aux oreilles d’Escartille.

Montfort

Es mort

Es mort

Es mort !

Dès lors, la monarchie française n’avait pas eu d’autre solution que de se substituer à Montfort pour rétablir l’ordre. Le prince Louis, fils de Philippe Auguste, s’était jeté dans la bataille avec vingt évêques, six cents chevaliers et dix mille archers. Son premier exploit avait été de se saisir de Marmande et d’y massacrer ses habitants, soit plus de cinq mille personnes.

Mais une à une, toutes les grandes figures du début de la guerre étaient passées de vie à trépas. Raymond VI tout d’abord. Sur son lit de mort, le bon comte de Toulouse, l’homme bafoué de Saint-Gilles, le chef tourmenté de la capitale occitane, qui toujours avait préféré la quête de la paix aux foudres de la guerre, s’était ouvert une dernière fois de ses incertitudes, avant de passer le flambeau à son fils, le jeune Raymond VII. Lorsque Escartille avait appris cette nouvelle, il en avait été profondément touché. Il avait pensé à leurs longues chevauchées, à leurs discussions devant l’âtre, et à ce silencieux adoubement avant le choc de Muret. Il avait longtemps prié pour lui.

Quelque temps après, le fils du défunt Raymond-Roger Trencavel était rentré dans Carcassonne pour reprendre les combats, en souvenir de son père assassiné. Un homme mourait, d’autres se levaient, la roue tournait.

Innocent III, le pape qui avait lancé les chevaliers du Christ à l’assaut de l’Occitanie, était décédé.

Philippe Auguste enfin, le roi de France, avait rendu l’âme à son tour, cédant la place à Louis VIII.

Ainsi, aux alentours de 1218, dix ans après le début de la guerre, les deux partis ennemis n’avaient pas avancé d’un pouce.

Mais la conquête royale s’était mise en marche. La campagne, une fois lancée, avait duré plus de deux ans, de 1224 à 1226. Les gens du Midi, déjà exsangues, s’étaient heurtés à une puissance qui conjuguait les forces royales et celles de l’Église. Raymond VII n’avait pu faire front. En quelques mois, les Occitans avaient tout reperdu, ou presque. Louis VIII n’avait eu de cesse de consolider son autorité en Languedoc. À la mort du roi, en Auvergne, tandis que l’on sacrait Louis IX, le jeune comte de Toulouse ne possédait plus que sa ville capitale ainsi que quelques lambeaux de territoires. Il n’avait eu d’autre choix que de se soumettre, comme son père en d’autres temps. Une assemblée s’était réunie à Meaux pour arrêter les préliminaires d’un traité de paix. Celui-ci avait été signé à Paris, le 12 août 1229, en la cathédrale Notre-Dame, sous la houlette de Blanche de Castille. La mère du roi de France, régente de fait, avait une poigne vigoureuse. Catholique convaincue, elle voyait d’un très mauvais œil l’hérésie méridionale et y accordait bien plus d’importance que ne l’avait fait Philippe Auguste. Par le traité de Meaux, Raymond VII gardait Toulouse et une partie du Languedoc ; mais il était convenu qu’à sa mort, ses biens reviendraient à sa fille Jeanne, promise à… Alphonse de Poitiers, le frère du roi. Autrement dit, toutes les possessions du comte de Toulouse passeraient immanquablement à la Couronne de France.

La défaite et l’humiliation étaient consommées.

— Père, à quoi pensez-vous donc ? Vous avez l’air sombre.

Escartille, les mains sur le front, fut ramené à la réalité.

Il releva la tête.

Devant lui, Aimery se redressait, les bras chargés de branches, en prévision du feu qu’ils ne tarderaient pas à allumer. Le jeune homme adressa à son père un sourire clair.

Escartille se racla la gorge.

Le visage de Louve dansa un instant devant lui.

— Je songeais à ce qui nous a amenés ici, fils, dit-il.

Aimery jeta le bois auprès de lui et s’assit à son tour en poussant un soupir satisfait.

— Voulez-vous me raconter encore Béziers, père ? Racontez-moi comme vous m’avez porté au milieu de la ville en flammes, comment nous avons sauté de la cathédrale… Parlez-moi de la jouvencelle qui m’a sauvé, la belle Léonie des Trencavel ! L’aimiez-vous comme ma mère ?

Aimery saisit la bogue vide d’une châtaigne et la lança machinalement devant lui.

— Allons ! dit-il, les yeux brillants, sortez donc vos rouleaux de parchemin et lisez-m’en un peu. Vous savez combien j’aime vous entendre. Pourquoi ne pas reprendre la plume ? N’avons-nous pas tant de choses à raconter ?

Escartille considéra son fils quelques instants. Il se tenait assis devant lui, les pieds en tailleur, un sourire sur le visage. Escartille hésita quelques instants, puis sortit ses parchemins et, éclairé à son tour d’un léger sourire, il se mit à lire. Les yeux de son fils, comme ceux d’un enfant qui savoure le conte à la veillée, brillaient plus que jamais.

N’avons-nous pas tant de choses à raconter ?

Toutes ces années, Escartille avait élevé Aimery, jusqu’à en faire cet homme que lui-même n’avait pu être. Ils n’avaient connu que la fuite, les dangers et les longues marches, mais Escartille avait su léguer à son fils les clés de son propre et douloureux apprentissage. Il lui avait tout donné. Qu’il était loin, le temps où il tenait l’enfant contre lui, au milieu des essaims de flèches ! Jamais, en souvenir de Louve, il n’avait renoncé à sa tâche : qu’Aimery grandisse et l’accompagne, qu’il soit heureux malgré la guerre. Il lui avait tant parlé de sa mère, de leur amour, de leur longue séparation et de ces inoubliables retrouvailles, quelque temps avant sa mort !

La religion cathare n’interdisait pas que ses représentants pussent, dans une vie antérieure, avoir été mariés, ou qu’ils aient eu un enfant. Aussi l’enfance d’Aimery avait-elle été marquée par cette situation insolite. Il avait vite tout connu de sa propre genèse. Son père, le tenant par la main, lors de leurs longues marches sur les routes d’Occitanie, lui avait raconté leur histoire des milliers de fois. Ce père que, très tôt, Aimery avait appris à comprendre, à aimer. Il avait appris à respecter sa souffrance passée. Il le chérissait, comme il chérissait le souvenir de cette mère qu’Escartille n’avait cessé de lui peindre sous un jour si passionné, si adorable ; il ne la connaissait que par les mots dont Escartille avait usé pour la lui représenter ; il s’était fait d’elle sa propre image, Louve, une image sublime d’amour, de fougue et de bonté. Avec la beauté naïve de l’enfant qui méconnaît l’âpreté de la réalité vécue par ses parents, il parait leur aventure de toutes les qualités, il y projetait ses propres rêves. Il se plaisait souvent à penser que Louve continuait de cheminer à côté d’eux.

— C’est aussi ce que je m’imagine, lui avait dit Escartille, un jour qu’Aimery s’était ouvert à lui de ce sentiment.

Aimery avait vite appris. Les lois du trobar, l’art d’aimer, les vertus de la courtoisie ; le chant, la poésie, le maniement de la vièle et du rebec, la passion pour les lettres et la musique. La philosophie, bien sûr, du moins celle qu’Escartille s’était construite, et qui avait rencontré celle de la religion cathare. Il lui avait appris ce qu’était le Mal. Il lui avait montré ses différents visages, comment le reconnaître, apprendre à l’éviter, parvenir à le vaincre, parfois. Il lui avait raconté le poème de la Création, la déchéance de Satan, la corruption du monde et ses étincelles de beauté ; il lui avait enseigné le sens des rituels, du consolament et du melhorier. Il lui avait expliqué les batailles des deux Églises, celle de Rome et celle qu’il représentait, et comment leur affrontement, loin de se nouer à partir de la seule réalité des choses matérielles, avait trouvé sa source dans la nature de leurs options de pensée. Lorsque Escartille avait commencé ses prédications, il juchait son fils sur ses épaules, ou bien l’installait là sur un tonneau de vin, là sur un chariot empli de foin, ou sur la margelle d’un puits. Son fils goûtait ces moments où il voyait ce père étrange que des populations tantôt timides et silencieuses, tantôt bruyantes de joie et de vie, venaient écouter, sur la place du village, à l’ombre d’une chapelle en ruine. Il l’aidait lorsqu’il se rendait auprès des pauvres, des malades et des mourants. Alors, tous deux se penchaient sur les plaies, les nettoyaient, les pansaient, comme les plaies de tout un monde en péril, un monde qui suintait, qui puait la douleur. Mais Escartille avait voulu que son fils ne soit pas seulement élevé à la dignité de l’esprit et de la charité. Il lui avait appris à se défendre auprès des meilleurs chevaliers de Raymond VI, puis de Raymond VII, non pour encourager sa violence, mais pour qu’il n’en fût pas aveuglé, et qu’il comprît le sens de Parage, ce code d’honneur de toute une civilisation – la leur. Aimery savait manier l’épée à une et deux mains ainsi que toutes les armes de jet ; il excellait dans le tir à l’arc et à l’arbalète, chevauchait avec adresse. Il était aimé des femmes et en avait aimé certaines.

Pour Escartille, Aimery était toute sa vie.

Depuis le traité de Meaux-Paris, Raymond VII avait tout tenté pour en amoindrir les conséquences. Il avait cherché à maintenir ses droits en Provence, avant que celle-ci ne lui échappe complètement. Mais les cathares n’étaient pas morts. En 1240, trois ans plus tôt, le fils de Raymond-Roger Trencavel s’était de nouveau révolté. Parti d’Espagne avec quelques chevaliers faidits et des corps de routiers, il n’avait obtenu que de petits succès avant d’échouer devant Carcassonne. Non, Parage n’était pas mort et les cathares non plus, mais la situation était précaire.

L’Église avait inventé l’Inquisition.

C’était pour lui échapper que, ces derniers temps, Escartille et Aimery s’étaient retranchés dans un refuge des montagnes pyrénéennes.

Et voici qu’ils revenaient au cœur même du pays. Quelques jours plus tôt, les deux cavaliers avaient fait halte au sommet d’une colline, qui dominait les terres occitanes. L’air était encore frais en ce mois d’avril, mais les deux étaient cléments. Aimery, heureux de rompre avec la vacuité de cette retraite à laquelle lui et son père s’étaient provisoirement résolus, exultait. Il s’était agenouillé pour embrasser la terre et la saisir à pleines poignées, la laissant couler entre ses doigts. Escartille l’avait regardé longuement, pénétré lui aussi d’une émotion singulière. Il s’était revu comme autrefois, se tortillant sur sa selle, avec son chapeau à plume d’oie, son instrument de musique à ses côtés, sa tunique poussiéreuse et ses bottes trouées. Il se rappelait ce cheval à la robe rabougrie, prêt à s’effondrer à tout instant, qui l’avait conduit de Béziers à Carcassonne ; il se rappelait le nouveau-né cahotant contre sa poitrine ; et, bien sûr, les prisonniers de Bram, la châtelaine vaincue de Lavaur, et tout le reste. Aimery, aujourd’hui, avait trente-trois ans – l’âge même de cette guerre albigeoise, avec laquelle il était né. Une abondante chevelure noire tombait sur ses épaules, encadrant un visage noble, aux traits réguliers. Il portait une cape sombre ; un calice entremêlé de fleurs était brodé sur sa tunique, par-dessus sa cotte de mailles. L’écu glissé à son bras reprenait ce motif. Sa main droite était recouverte d’un gant de cuir. Loin au-dessus de lui, un faucon pèlerin décrivait des cercles dans l’espace. Aimery avait recueilli ce faucon peu de temps auparavant ; il l’avait trouvé blessé auprès d’un ruisseau, et s’était vite attaché à l’animal. Sa façon singulière de lui parler, de commander jusqu’aux révolutions que le rapace faisait dans le ciel, avait surpris Escartille, prompt à deviner là, chez son fils, une faculté insolite. L’oiseau était devenu pour eux un compagnon de route. Aimery, enfin, s’était redressé avant de se retourner vers Escartille et d’échanger avec lui un franc sourire. Les deux hommes s’étaient abandonnés de longs instants à la contemplation de ces vallées qui se déroulaient à leurs pieds. Les parfums entêtants de la région revenaient chanter en eux ; le cours des ruisseaux qui serpentaient entre les collines, la beauté des champs couchés sous le ciel, la silhouette des bourgs, des clochers et des châteaux, tout cela se rappelait soudain à eux, jaillissant de leur cœur. Ces visions si chères, qu’Aimery avait si patiemment, si secrètement espérées, scellaient enfin leur retour : celui du père et de son fils, qui entendait sourdre de ses entrailles le cri de ses premières années.

À présent, ils se retrouvaient là, en cette forêt de Pamiers. C’était l’urgence de la situation qui avait poussé les deux hommes à sortir de leur retraite. Ils sentaient que le moment de vérité approchait. Après tout, en trente ans, il y avait eu déjà tant de revirements que rien ne semblait définitivement perdu, surtout pas la foi des uns et des autres. Au contraire, c’était souvent dans de telles circonstances que les Occitans étaient saisis de sursauts inespérés, qui faisaient une nouvelle fois pencher la balance en leur faveur. Alors ils avaient décidé de se lancer à nouveau par les chemins, pour y continuer leur œuvre.

Escartille lut encore quelques instants ses rouleaux de parchemin.

Aimery l’écoutait, bercé par cette voix familière, qui lui rappelait son enfance. La pénombre gagnait. Lentement, le chant des oiseaux se taisait. Un cerf brama au loin. Une biche, sur le qui-vive, dressa son regard entre les feuillages, puis disparut. Ils n’entendaient plus que le murmure du ruisseau auprès duquel ils s’étaient arrêtés. Bientôt, Escartille n’y verrait plus rien. Ils mangeraient un peu de leurs provisions, puis Aimery irait s’allonger aux côtés de son père, et ils tâcheraient de reprendre des forces. La journée du lendemain serait certainement éprouvante.

Soudain, Escartille et Aimery furent alertés par des mouvements furtifs dans les broussailles.

Escartille étendit la main, aux aguets, faisant signe à son fils de ne plus bouger.

— Chut, fit-il, un doigt sur les lèvres.

Ils crurent d’abord au passage de quelque bête sauvage, mais le bruit se réitérait à intervalles réguliers. Craignant l’assaut d’une bande de brigands, les deux hommes se levèrent. Escartille enfourna ses rouleaux de parchemin dans sa besace, puis se saisit de son bâton. Rabattant son capuchon, il fit signe à Aimery, dans un froissement des manches de son manteau. Le jeune homme comprit. Tous deux se baissèrent.

Ils rampèrent parmi les fougères, jusqu’au sommet d’un talus.

Ils se regardèrent, stupéfaits.

Une jeune fille – elle devait avoir quinze ans à peine – courait parmi les buissons, ses cheveux blonds dansant derrière elle, ses vêtements s’accrochant aux épineux. Elle jetait autour d’elle des yeux inquiets, sentant venir la nuit et craignant sans doute de ne pas trouver son chemin à temps.

— Eh bien, chuchota Aimery, les forêts ne sont plus ce qu’elles étaient… Nous attendions des brigands, et voici que des jouvencelles se promènent au milieu de nulle part…

Escartille fronça les sourcils.

— C’est curieux, dit-il. Elle est en fuite, ou bien…

— Ou bien ? demanda Aimery, tournant vers son père un regard interrogateur.

Derrière lui, sur la branche d’un arbre tendue par-dessus le ruisseau, le faucon poussa un cri.

Héloïse de Lavelanet, éperdue au milieu de ces bois, courait en sa robe blanche.

On eût dit une fée, une petite fée aux ailes lumineuses et vibrantes, qui, égarée en cette sombre forêt, guettait le hurlement des loups, comme le signal de l’hallali.

Cours, Héloïse, cours !

Elle était venue jusqu’ici pour y retrouver l’un de ces endroits où l’on accueillait les croyants d’une foi impie. Elle était venue y retrouver sa sœur aînée, Aude, disparue quelques années plus tôt et qu’elle n’avait pas revue depuis son enfance. Ses oreilles indiscrètes avaient surpris une conversation dans la foganha de la maison, la cuisine où son père chuchotait avec un mystérieux personnage, sans doute un ductor, agent de liaison des hérétiques, venu l’avertir qu’Aude était de retour dans les environs.

Clandestinité.

Tout, désormais, était clandestin.

Le ductor qui discutait dans la cuisine avec le père d’Héloïse était l’un de ceux qui guidaient les Bons Hommes et les croyants dans les campagnes, les villes et les forêts, pour leur permettre d’échapper à leurs poursuivants tout en continuant à assurer la survie de la communauté. Leur responsabilité était immense dans l’organisation de la secte hérétique ; ils connaissaient les chemins et les endroits sûrs, la liste des familles amies et des abris possibles en cas d’alerte. Ces agents de liaison représentaient pour l’Inquisition une proie de premier ordre. Qu’ils soient arrêtés, et pouvait commencer, à force de harcèlement et de torture, le terrible florilège des révélations. Lorsque les ductores se présentaient au domicile des adeptes de la religion cathare, en ces temps de répression systématique, ils commençaient par gratter à la porte ; ils vérifiaient que l’endroit était sûr, en prévision de l’arrivée des Bons Hommes. On discutait quelques minutes à voix basse. Puis le messager allait prévenir les parfaits qu’ils n’avaient rien à craindre. Ombres glissant sur les pavés, capuches enténébrées, les voilà qui traversaient la ville, à deux, trois ou quatre, marchant sous la lune. On les attendait avec solennité, les hommes préparaient la cheminée, les femmes couvraient leurs cheveux et voilaient leurs jambes, on avait couché les enfants. Les parfaits entraient ; lorsque la porte se refermait sur eux, ils étaient leur capuche, respiraient un peu, souriaient enfin. Les femmes s’approchaient, faisaient leur révérence, l’adolescente imitait sa mère, sans oser lever les yeux sur les hérétiques, murmurant du bout des lèvres son adoration en occitan. On invitait les nouveaux venus à se réchauffer devant l’âtre, à s’asseoir à la table pour se restaurer d’un repas frugal. Puis les parfaits se dévêtaient de leurs manteaux ; le petit cercle insolite se détendait, on discutait de choses et d’autres. Enfin, les Bons Hommes commençaient leur prêche. À tout moment, ils pouvaient être surpris. Il suffisait qu’un voisin malintentionné ait remarqué ces silhouettes inconnues glissant par le village, qu’il ait vu le profil emmitouflé du ductor frappant à la porte, qu’il ait pressenti ce qui se tramait… et la rencontre pouvait tourner au drame. Lorsque la situation le permettait, on préférait recevoir les Bons Hommes dans des granges, des caves ou des pigeonniers, pour leur permettre, en cas d’alerte, de se lancer à couvert, de refermer sur eux les serrures d’un coffre, de gagner un souterrain ou une trappe dissimulée sous le foin. Des oiseaux s’envolaient dans la nuit, des flammes tremblaient dans l’étable, des reflets couraient sur le bord d’un lac. Le silence revenait.

Mais tout cela n’était rien en comparaison de ce qui s’était passé chez Héloïse.

Cours, Héloïse.

Sa sœur, Aude, s’était enfuie autrefois pour rejoindre un repaire de nonnes hérétiques, situé à deux pas du monastère catholique de Prouille, et ce malgré la colère de son père qui, lui, rendait chaque semaine ses devoirs au Christ ressuscité. Rien n’était pire que ces dissensions, d’abord secrètes, insidieuses, qui venaient se lover comme un serpent dans le cœur des familles avant d’éclater soudain au grand jour. Petite sotte ! hurlait une mère à sa fille, qui menaçait de dénoncer ses parents à l’Inquisition parce qu’elle venait de découvrir qu’ils adoraient les Bons Hommes. Maudite sois-tu ! avait lancé à Aude son propre père. Jalousie, amours déçues, trahisons, dettes et créances venaient se greffer sur les antagonismes anciens, laissant parfois des blessures béantes, déchirures crachant le fiel, le chagrin, les remords.

Coupable ! Hérétique ! Oui, tu es coupable, COUPABLE !

— Aude… avait murmuré son père. Aude !

L’agent de liaison était venu seul. Par sa bouche, Aude lui avait signifié que, malgré les années, elle aimait encore ses parents et n’avait cessé de penser à eux, à ce départ précipité dans la nuit. Cette nuit où elle s’était envolée, en larmes, sûre pourtant de sa décision. Son père s’était emporté devant le ductor :

— Qu’elle revienne ! Qu’elle abandonne ses oripeaux d’hérétique, qu’elle abjure devant nous, devant l’Église et le pape, qu’elle quitte l’endroit où elle se cache ! Mais pourquoi a-t-il fallu qu’elle se range parmi eux ? Pourquoi n’est-elle pas restée ici, avec les siens ?

Il avait frappé du poing à en casser la table, son épouse en larmes à ses côtés.

Le ductor avait répliqué avec fermeté :

— Elle vous demande de l’aider. Elle a confiance en vous. N’est-elle pas votre chair, votre sang ? Elle pense que vous la comprendrez, et que vous lui porterez secours Que vous nous porterez secours.

— Vous aider ! Pauvres fous ! Aider un rêve ? Vous mourrez tous et vous le savez ! Rendez-la-moi ! Ce sont les vôtres qui l’ont entraînée !

Et sa femme avait renchéri :

— Chaque jour, chaque nuit, j’ai prié pour elle. Le bon abbé de Marois est venu passer sous notre toit des heures interminables, à se joindre à nous pour le salut de ma fille. Chaque semaine, maintenant, nos récoltes sont mauvaises, les chevaliers passent au milieu de nos champs et piétinent tout ce qui peut y pousser… Ils détruisent d’un trait ce que nos bras ont mis des années à rassembler. Notre pays est à feu et à sang depuis plus de trente ans, oui ! Trente ans ! À qui la faute de tout cela ? À vous, à vous tous qui avez voulu renier la Sainte Église. C’est vous les responsables ! Nous passons chaque instant dans la terreur, par votre faute ! Et tout cela encore ne serait rien, si à cause de vous, Aude n’était pas partie. Vous n’avez fait que nous arracher nos propres entrailles.

Elle serra le poing. Ses doigts en devenaient blancs. Des cheveux dépassaient du bonnet dont sa tête était couverte. Des larmes de chagrin et de colère ruisselaient maintenant sur ses joues. Elle se leva soudain et s’écria, dressée devant le ductor :

— Alors comment OSEZ-VOUS vous présenter devant moi ?

Le ductor, qui se tenait droit devant elle, dans son manteau noir, ne bougea pas. Il essuya cette gifle verbale avec sang-froid, se contentant de planter ses yeux dans ceux de la femme, qui brillaient de tous les feux.

— Elle vous aime. Elle a fait trop de chemin pour renoncer. L’aiderez-vous ?

Il se tourna vers le père.

— Par pitié, elle est traquée, comme nous tous. L’aiderez-vous ?

— Je… Je…

Le père finit par hurler, postillonnant, les bajoues gonflées de sang :

— Non ! Non ! Jamais !

Le messager était reparti.

Ils avaient peur ! Peur pour eux, pour leur maison, pour ce que l’on dirait dans le village. Et cette peur atroce était plus forte que tout. Rien, sans doute, ne les ferait céder, pas même les implorations de leur fille, si elle se fut trouvée en chair et en os devant eux.

Telle était l’œuvre de l’Inquisition dans cette Occitanie occupée.

Son plus grand tour de force.

Aude ne reviendrait pas.

Folle Héloïse ! Elle avait suivi secrètement le ductor, seule, laissant ses parents à leurs méditations. Déchirés, honteux, ils s’étaient enfermés dans la chapelle du village avec l’abbé Marois et sans doute – ô comble de naïveté, de trahison ! – sans doute, les inconscients, lui parleraient-ils de ce qui venait de se passer, et donneraient-ils au bon abbé tous les renseignements qu’il ne manquerait pas d’utiliser.

Héloïse s’en allait retrouver sa sœur. Elle voulait la voir. Un instant seulement lui suffisait. La voir vivante. Puis elle rentrerait, le cœur réchauffé, plein de ce fugace éblouissement. Oserait-elle lui parler ? Elle n’en était pas sûre. Mais quand elle rentrerait, elle irait aussitôt trouver son père. Il comprendrait, cette fois. Héloïse n’avait pas hésité. Il fallait qu’elle y aille. Qu’elle se jette au-dehors, pour vivre et respirer.

Cours, Héloïse.

Intrigués, Escartille et Aimery suivirent la jeune fille, abandonnant leurs chevaux et le faucon auprès du ruisseau. Après quelques secondes d’hésitation, Héloïse s’engagea dans les fourrés. Les deux hommes descendirent du talus où ils se trouvaient. Ils franchirent le sentier qu’Héloïse venait d’emprunter. Les marques gravées par le ductor sur le tronc d’arbre ne leur échappèrent pas. Héloïse aussi les avait repérées.

Ils suivirent sa trace jusqu’à un nouveau talus. Aplatis sur le sol, entre deux buissons de fougères, ils assistèrent alors à un curieux spectacle.

Héloïse se tenait à quelques mètres d’eux, en contrebas, cachée elle aussi derrière un bosquet épineux. Elle avait retrouvé sa sœur, dans cette clairière nimbée d’une lumière irréelle, où dansait encore un dernier rayon de soleil. Mais la jeune fille ne s’était pas encore montrée, malgré le froid qui la saisissait. Elle contemplait cette scène étrange, sans se douter qu’elle était elle-même observée.

— Regarde, chuchota Escartille à son fils.

L’endroit où se trouvaient les clandestins était vaste. Une cinquantaine de personnes, debout ou assises sur l’herbe et les pierres, entouraient Aude habillée de noir. D’une voix douce, la parfaite parlait à l’assemblée, berçant cet auditoire de sa voix aux inflexions musicales ; cette voix chantait aux oreilles d’Héloïse comme une résurrection. On trouvait là des hommes de toute condition, paysans, bourgeois, artisans, écuyers et seigneurs des environs ; chacun d’eux avait bravé le danger pour acheminer ses provisions jusqu’ici et venir l’écouter, elle ! Elle qui n’avait pas trente ans, que l’on traquait comme ses semblables, fuyardes solitaires, courant vers tous les refuges pour éviter la persécution. Aude était parfaite, Bonne Femme revêtue, depuis maintenant deux ans. Les mains tendues, elle laissait voguer dans la brise quelques mèches de ses cheveux blonds, elle souriait de temps en temps, noyée dans cette lumière finissante, ange et sorcière, appât de tous les séraphins et de tous les démons. Environnée de ballets de lucioles, elle continuait sa prédication, forte de sa singulière beauté, se tournant tantôt vers les uns, tantôt vers les autres ; on l’écoutait dans un silence recueilli, on admirait cette femme qui se fondait peu à peu dans l’obscurité. Lorsqu’elle fut tout à fait rattrapée par les ténèbres, des flambeaux s’allumèrent un à un autour de la clairière. Ses yeux ardents, piquetés d’or, semblaient balayer l’espace, pour mieux transpercer le rideau noir qui tombait sur ce nouveau théâtre d’ombres. À ses hanches, pendu à un cordon qui lui faisait office de ceinture, elle portait un étui de cuir dans lequel elle avait rangé sa bible, ainsi qu’une petite marmite personnelle qui accompagnait tous ses déplacements. Qui pouvait reconnaître en ces victimes les châtelaines insolentes et légères du temps des cours d’amour occitanes ? Combien étaient-elles, ces parfaites itinérantes, ces veuves qui avaient jadis rejoint les couvents cathares pour y trouver la paix et la dignité que le monde leur refusait, ces fausses nonnes capables de tout pour secouer le joug de leurs seigneurs et maris ? Combien étaient-elles aujourd’hui, prêtes à marcher sur le bûcher plutôt que de devenir relapses, et de porter ces croix brodées, infamantes, dont l’Inquisition accoutrait celles et ceux qui avaient abjuré leur foi ? Dès le début de la persécution, la plupart des Bons Hommes et des Bonnes Femmes s’étaient résolus à quitter leur austère accoutrement pour se vêtir comme tout le monde. Tandis que les hommes se rasaient et coupaient leurs cheveux, abandonnant leur toque ou leur bonnet au profit d’amples manteaux à capuchon, Aude avait elle aussi délaissé provisoirement son vêtement hérétique, le temps de gagner l’abri de la forêt. Mais dès qu’elle s’était installée dans ce refuge, elle s’était ceinte, de nouveau, de ce fil de lin symbolisant son allégeance à la religion cathare ; sous l’aisselle, à même la peau, courait ce fil blanc, que l’on pouvait trancher si promptement, pareil à celui que l’oiseleur glisse sous l’aile des colombes. Elle avait revêtu sa robe noire pour poursuivre son office, et s’en irait bientôt retrouver d’autres groupes de parfaits et de parfaites, retranchés au cœur des forêts d’Avellanet, de Bosc-Blanc ou de Salabose. Les hérétiques d’Occitanie ne pouvaient vivre désormais que de la charité des croyants. Dans l’ombre, la contre-Église échafaudait patiemment un vaste système de liaisons, pour recevoir ces dons que la communauté lui faisait parvenir. Aude, qui craignait de devoir fuir à chaque instant, confiait toutes les richesses qui lui parvenaient à quelques personnes sûres, chargées de les dissimuler dans des cachettes connues d’elles seules et susceptibles, en cas d’urgence, d’être mobilisées à tout moment. Ce soir-là, tout autour d’elle, des vivres étaient entassés, nourriture, vêtements, armes, coffres d’or et d’argent. Des cabanes faites de maigres branchages avaient servi de refuge à la parfaite et sa suivante, sa socià. Il y en avait deux ou trois dans la clairière, et autant juchées sur les arbres. Dans les cimes, quelques guetteurs surveillaient les alentours. Mais ils ne s’étaient pas aperçus de l’arrivée d’Héloïse.

— Ne bouge pas, dit Escartille à son fils, en mettant une main sur son épaule.

Ce fut à cet instant qu’Héloïse se décida à signaler sa présence.

Elle se leva, franchit les buissons devant elle et avança.

Héloïse sortait de l’ombre.

On se retourna dans un sursaut d’angoisse, craignant d’avoir été découvert. Il y eut alors, parmi les rangs de la secrète assemblée, un moment de stupeur. Héloïse marchait, écartant doucement le voile qui entourait son visage, ses épaules, glissant au milieu des cathares dans sa robe blanche. Elle se frayait un chemin parmi les rangs des hérétiques ; tous les regards convergeaient vers elle. La jeune fille avançait, ses pas mouraient l’un après l’autre sur le tapis de feuilles jonchant la clairière. On n’osait pas la toucher, on admirait même la soudaine beauté de cette apparition. Sa grâce et l’émotion singulière que l’on pouvait lire dans ses yeux suffisaient à imposer la retenue des clandestins.

Puis, certains crièrent, prêts à bondir sur elle.

— Laissez-la ! dit Aude.

L’avait-elle reconnue ? Pas encore. Il fallut qu’Héloïse s’approche, jusqu’à se trouver tout près d’elle.

Elle s’arrêta enfin.

Aude resta interdite, la main sur sa bible. Elle pencha la tête sur le côté. Elle cilla, puis ses yeux s’agrandirent. Elle regarda sa sœur, surgie d’une enfance oubliée, déflorée aujourd’hui, perdue par la guerre.

Toi ! Ma sœur, est-ce bien toi ?

Elles ne dirent pas un mot.

Héloïse se sentit pénétrée d’une intense sensation de chaleur. Son cœur se souleva de tendresse. Enfin, Aude sourit et écarta les bras. Héloïse l’embrassa avec effusion, oubliant les devoirs qu’il était convenu de rendre à une femme de la condition de son aînée. Elles pleurèrent ensemble.

— Toi, murmura Aude, toi, petite sœur, ma cadette de Lavelanet ! Tu es ici ! Mais que fais-tu, seule dans ce bois ? Père t’a laissée partir ?… Il a vu le ductor, n’est-ce pas, le messager que je lui ai envoyé ! Mais… Il ne devait pas dire où je me trouvais ! Je voulais…

— Père n’a cessé de penser à toi, il veut que tu rentres ! Le monde entier te cherche, depuis si longtemps !

— Je ne peux pas, Héloïse. Je ne peux plus. Il est trop tard. Mon Dieu, tu dois mourir de froid !

Elle se tourna vers les gens entassés dans la clairière.

— Qu’on lui donne un autre manteau !

Cela fut fait aussitôt.

— Dis-moi, ma douce, ma tendre sœur, reprit Aude, comment es-tu arrivée jusqu’ici ?

Héloïse baissa les yeux, ses mains se tordant contre sa robe.

— Je… J’ai suivi le messager…

Aude se tourna vers un coin de la clairière ; elle n’en croyait pas ses oreilles.

Bâton en main, le ductor se trouvait là, en effet, dans son manteau noir.

— Suivi, Jean. Tu as été suivi, mon Dieu ! Et par une enfant !

Les deux sœurs se regardèrent longuement. Héloïse, une main contre la bouche, les lèvres tremblantes, hésitait entre les sanglots et les rires.

Aimery se tourna vers Escartille :

— Eh bien, qu’attendons-nous ? Ces gens-là sont des nôtres.

Escartille ne répondit pas, plissant les paupières.

— Ils se cachent comme nous et tous les autres, reprit Aimery, pourquoi n’irions-nous pas…

— Tais-toi, dit Escartille.

Il se passe quelque chose d’autre. Quelque chose…

Tout à coup, Aude entendit craquer une brindille. La parfaite ne bougea plus, releva les yeux. Les croyants s’agitaient de nouveau, tendant l’oreille. Certains se levèrent et scrutèrent les frondaisons. Aude se retourna, à droite, à gauche. Deux guetteurs venaient de siffler du haut des arbres, imitant les oiseaux. Qui va là ? s’écria l’un d’eux, se jetant cette fois au pied de l’arbre, l’épée en main. Un homme avança alors en trébuchant, surgissant à son tour des fourrés. Il s’effondra quelques mètres plus loin, dans la clairière. Aussitôt, on souleva les bottes de foin et les amoncellements de linges. Une dizaine d’arbalètes furent pointées dans sa direction. L’homme s’essuya la bouche, d’où coulait un filet de sang. Il tenait en main un bâton et portait des traces distinctes de brûlures aux poignets et aux chevilles. Dans son dos, sa chemise était maculée de pourpre.

— C’est un autre guide ! entendit-on. C’est Forças, Aude !

Héloïse écarquilla les yeux. On aidait le guide à se relever. Aude s’avança. Une brise nouvelle s’était levée, agitant les pans de sa robe noire. La parfaite ne tarda pas à s’apercevoir des meurtrissures dont le nouveau venu était couvert.

Une irrépressible angoisse monta en elle.

— Mais… Tu es blessé ? Ils t’ont…

Tout à coup, le ductor saisit les mains de la jeune femme ; il s’agenouilla devant elle en pleurant. Sa voix déchirante retentit au milieu de l’assemblée.

— Pardonnez-moi, Bonne Femme !… Ils ont menacé de faire brûler ma femme et mes deux filles !

Aude comprit aussitôt.

Oh non, murmura-t-elle, non. Tout, mais pas cela.

Une vague de terreur se répandit parmi les croyants.

Aimery écarquilla les yeux, tandis qu’Escartille lui plaquait la tête contre le sol couvert de mousse.

Non, non, Seigneur, non !

Il y eut un sifflement d’oiseau, puis un autre, à l’autre bout de la clairière. Les clandestins se précipitèrent pour saisir leurs armes tandis que de toutes parts, maintenant, les guetteurs sifflaient depuis les arbres. Des ombres s’avançaient dans la forêt ; une multitude de silhouettes fantomatiques se faufilait entre les arbres, les buissons, les fougères.

On encercle la clairière, pensa Aude. Nous sommes découverts !

Une flèche jaillit de l’obscurité. Elle vint transpercer le tisserand arrivé à cheval quelque temps plus tôt. L’homme s’effondra, le flambeau à la main. Puis ce fut le tour du paysan, qu’un coup bien ajusté sur le crâne envoya aussitôt ad patres, sous les yeux de sa femme, qui tenait encore, tremblante, ces paniers de provisions qu’elle avait apportés avec elle. Un autre flambeau tomba et les flammes commencèrent de lécher les frondaisons. Des carreaux d’arbalète surgirent de la nuit. Autour de la parfaite, trois personnes s’affaissèrent, foudroyées. La multitude ennemie se répandait dans la clairière. Un guetteur fit une chute de vingt mètres avant de s’écraser et de rouler sur le sol devant Héloïse, qui hurla. Les autres, échappés de leurs branchages, se jetèrent dans la mêlée. Certains s’élancèrent dans les broussailles et furent aussitôt cueillis par une flèche ou un coup de masse.

Une voix furieuse retentit alors.

— Sus à la secte d’hérétiques ! Je veux que ce nid soit exterminé, vous m’entendez ?

Aude posa une main sur le bras d’Héloïse.

— Va-t’en, je t’en prie, va-t’en, plonge dans la forêt et retourne à la maison !

Héloïse tourna sur elle-même, désemparée, ne sachant que faire.

La parfaite redressa la tête, regardant autour d’elle. Une confusion absolue régnait à présent dans la clairière et le feu gagnait. Les soldats français surgissaient de tous les coins, comme autant de diables sortant de la nuit. Ils avançaient à découvert et embrochaient à tour de bras. Une volée de carreaux siffla encore dans l’espace. La parfaite se tenait maintenant au centre de ces combats, environnée de flammes, au milieu des cris et du fracas des armes. Soudain, un arbre tout entier s’alluma. Il s’embrasa comme une torche, à quelques mètres d’elle. Les flammes et les volutes de fumée noire montèrent vers le ciel. Bouffées de cendres, tourbillons de feuilles ! Au milieu de ce spectacle infernal, Aude, en sueur, se tourna vers le ductor :

— Par ta trahison, ce sont d’autres vies que tu condamnes !

Le ductor se prit la tête entre les mains et s’écria :

— D’autres vies ? Ils vous auraient pris de toute façon, dit-il. Ils avaient un autre informateur. Ils ont suivi…

— Qui ? demanda Aude. Qui ?

Le ductor releva les yeux et tendit son index.

— Elle. Ils l’ont suivie, elle. La petite.

Héloïse se sentit basculer dans un cauchemar. C’était dans sa direction qu’était tendu ce doigt accusateur. Dans sa direction !

Elle se tourna vers sa sœur. Celle-ci eut alors un regard terrible.

Un poignard, qui resterait à tout jamais planté dans le cœur de la jeune fille.

— Mais… Aude, ce n’est pas moi ! s’écria Héloïse en portant une main à sa poitrine. Je n’ai rien fait !

Aude se redressa. Les hérétiques tombaient un à un. Un croyant se mit en travers, essayant de faire rempart de son corps pour la protéger, au risque de sa propre vie.

— Fuyez ! FUYEZ ! hurla la parfaite.

Elle tournait sur elle-même, dans sa robe noire agitée par le vent. Elle écartait les bras, raide, toujours debout, tandis que l’on courait en tous sens autour d’elle. Aucune arme, aucun projectile ne semblait devoir la toucher. De la forêt jaillit alors un homme à cheval. Il était en armure et releva le heaume au milieu du désastre. Le cheval se cabra devant Aude, dont les tympans étaient vrillés par ces bruits de sabots, ces hennissements affolés, ces soulèvements de terre et de poussière, ces cliquetis de métal. C’était une masse immense, lourde, qui à elle seule semblait envahir la place tout entière. Le chevalier français avait une chevelure hirsute, une barbe abondante, un œil crevé. Il abattit son épée sur le croyant qui protégeait Aude et ce dernier tomba, crachant des remugles sanglants. La pointe de l’épée fut aussitôt contre la gorge de la parfaite.

— Aude de Lavelanet, ton âme est à moi !

— La honte soit sur vous, dit-elle sans esquisser le moindre geste, redressant le buste dans une profonde inspiration. La honte soit sur vous ! Vous tuez des innocents au nom de Dieu !

— Laisse donc ton Dieu où il est, belle parfaite ! Tu comparaîtras devant lui bien assez tôt !

Aude vit que ses espoirs d’échapper à cette situation tragique étaient désormais vains. Sur sa gorge, la pointe de l’épée se faisait insistante. Tendue, les poings serrés, elle ne bougeait plus. Un dernier homme tenta de s’interposer, tandis que, partout, des cadavres et des blessés jonchaient le sol. C’était Forças, le traître, le guide à la chemise lacérée.

— Forças ! cria la parfaite.

Il venait de tomber à ses pieds.

— Pour d’autres vies, madame…

Il rendit son dernier soupir.

Aude, enfin, tendit les bras devant elle.

Elle se constituait prisonnière.

Héloïse hurla, prête à se jeter au secours de sa sœur ; mais déjà, une main ferme, une main d’homme qu’elle ne connaissait pas, s’était refermée sur son avant-bras. On la tirait, on l’entraînait vers les profondeurs de la forêt de Pamiers !

— Venez ! Vous ne pouvez plus rien pour elle !

Cours, Héloïse, cours !

Aude, Aude ! hurlait encore Héloïse, tandis qu’elle courait dans la nuit, abandonnée aux bras de ces inconnus qui la sauvaient. Ses vêtements se déchiraient au milieu des ronces et des buissons épineux. Il lui semblait que les arbres se courbaient sur elle pour mieux l’étouffer, que la futaie, en sa sombre et abondante végétation, cherchait à l’avaler, dardant sur elle des serres griffues. Ses bras, ses jambes s’égratignaient dans le noir, des perles de sang venaient consteller sa peau. Elle avait chaud et se sentait horriblement mal. Mais Aimery et Escartille l’entraînaient encore. Ils se hâtèrent de rejoindre leur campement et de prendre leurs chevaux.

Cours, Héloïse, cours.

Le faucon hurla dans la nuit. Héloïse l’entendit. Elle ne savait plus où elle se trouvait, plongée dans son cauchemar. Et elle pensa :

Ce n’était pas moi, Aude. Je te le jure ! Ce n’était pas moi !

J’ai fait bien attention.

Le guide t’a menti ! Il t’a menti !

Dès qu’ils furent hors de danger, Escartille, Aimery et Héloïse tâchèrent de reprendre leur souffle. Au plus profond de la forêt et de la nuit, ils guettèrent les bruits alentour. Lorsqu’il leur apparut qu’ils étaient en sécurité, pour quelques heures au moins, ils prirent le risque d’allumer un feu. Ils offrirent à la jeune fille quelques-unes de leurs provisions. Haletante, ses cheveux collés sur son front par la sueur, Héloïse pleurait, parlait par saccades. Elle leur raconta ce qui l’avait menée jusque dans cette forêt. Bientôt, ce fut une intarissable plaidoirie. Son innocence de jeune fille laissait place à une colère d’adulte, d’une maturité inattendue, dont chaque mot claquait comme une gifle. C’en était trop pour sa jeune conscience ; l’adolescente éplorée laissait place, déjà, à la femme bafouée par l’horreur de ce qu’elle avait vu, de ce qu’elle n’avait cessé de vivre chaque jour. Sa poitrine se soulevait au rythme des vagues de chagrin et de douleur qui la submergeaient.

— Aude, prise elle aussi !… Le peuple est persécuté, messires, vous le savez ! L’Inquisition ne cesse d’écumer les campagnes pour convaincre les hérétiques ! Leur cruauté est sans limites. Chacun se méfie de son voisin. Il n’y a plus de justice qui tienne ! Ici, les accusés n’ont aucun droit, sinon celui de préparer leur propre perte ! Dans le meilleur des cas, ils sont condamnés à des pénitences canoniques… Avez-vous vu ces défilés, dans nos villes et nos villages ? On pousse les nôtres à porter la croix pour hérésie, on les contraint à faire des pèlerinages, une police de tous les instants les oblige à assister aux cérémonies et aux sacrements, sinon on les poursuit pour un rien ! D’autres sont enfermés dans des cachots où ils ne peuvent tenir ni debout, ni couchés… On les torture de faim et de soif… Et pour les moins chanceux… c’est le bûcher ! Mes parents me croient sotte. Ils pensent que je ne comprends pas tout ce qui se passe ! Mes propres parents, si Dieus me benaziga !

La jeune fille s’interrompait encore par moments, promenant autour d’elle ses yeux égarés et se mouchant dans le revers de sa robe. Des flammes dansaient sur son visage.

— Et aujourd’hui, c’est Aude qu’ils ont entre leurs mains ! Elle croit que c’est de ma faute, vous comprenez ?

Elle éclata en sanglots. Aimery lissait les plumes de son faucon. L’animal tournait la tête à droite et à gauche, fermant et ouvrant son œil à intervalles réguliers, les serres reposant sur le gant de cuir que le jeune homme portait à la main droite. Aimery fit un mouvement du bras, le rapace poussa un cri strident et alla se percher sur une branche, non loin d’eux. Aimery se tourna encore vers Héloïse ; il avait soudain envie de la prendre dans ses bras pour la réconforter, mais n’osait faire le moindre geste. Il regarda son père. Un tel discours, de la part d’une femme encore si jeune, le surprenait lui aussi. Mais la guerre avait tôt fait de permettre aux âmes innocentes de ne pas le rester trop longtemps. Le sang qui coulait dans les veines d’Héloïse était sans doute plus proche de celui de sa sœur que de celui des parents qui l’avaient reniée, ou qui s’apprêtaient à le faire ce soir même, dès qu’ils sauraient ce qui s’était passé.

Héloïse les surprit encore. Elle redressa la tête pour s’exclamer :

— Elle ne pourra se défendre ! Les hérétiques n’ont personne pour avocat ! Quiconque porte leur voix dans un tribunal est déjà considéré comme suspect ! Le seul fait de s’en mêler devient un chef d’accusation… Depuis que les inquisiteurs sont arrivés en ville, ils n’ont eu de cesse d’aligner des noms sur leurs registres. Ils dressent des listes, des listes, encore des listes ! Ils ont proclamé un temps de grâce d’une semaine, en invitant les croyants à se déclarer. Les plus couards y sont allés, bien sûr, pour s’accuser eux-mêmes ! Ils confessent des vétilles, ou inventent des fautes imaginaires, parfois pour en cacher de bien plus graves… Mais les juges le savent et s’en moquent bien. Ils en profitent pour leur demander, en guise de repentance, de dénoncer d’autres suspects. Alors, les accusés essaient de biaiser… Ils citent leurs ennemis personnels, pour mieux s’en débarrasser. Ou bien, ils attaquent des innocents, des gens qu’ils savent irréprochables ! Les inquisiteurs sont plus rusés qu’ils ne le croient… Ils recoupent chacun des témoignages, et ils en ont, ça oui, vous n’imaginez pas tout ce qu’ils ont consigné ! Et il suffit de deux citations pour être convoqué à leur tribunal ! Il suffit que vous soyez cité deux fois, au hasard de leurs interrogatoires, quelle qu’en soit la raison, pour braver l’Église tout entière ! Deux citations, c’est tout ! dit-elle, levant les doigts devant ses yeux.

Aimery n’en revenait pas. Les yeux d’Héloïse s’emplirent de tristesse. Son calme nouveau n’était qu’une façade ; elle avait besoin de rassembler ses esprits.

— Je me souviens de… cette femme, il y a des années de cela… C’était le jour de la Saint-Dominique, on avait donné partout des messes solennelles. Après l’une d’elles, l’évêque Aguilah apprit, alors qu’il se lavait les mains, qu’une grande dame venait de recevoir le consolament dans une maison voisine. L’évêque prit cela pour une provocation, qui le mit dans une fureur épouvantable. Il se rendit à l’adresse qu’on lui donnait… Il était avec le prieur du couvent des dominicains, et d’autres moines. La pauvre vieille était mourante, à demi aveugle. Quand on lui annonça la venue de Monseigneur, elle crut… elle crut qu’il s’agissait, non pas de l’évêque catholique, mais de l’évêque cathare. Imaginez-vous pareille méprise ? Et croirez-vous ce que fit Aguilah, sitôt qu’il le comprit ? Il… mon Dieu, il profita du quiproquo sans l’ombre d’une hésitation. Il joua d’allusions, de propos à double sens, pour encourager la vieille à se dévoiler…

Héloïse eut un rire amer, au milieu de ses larmes. Ses épaules tressautaient de chagrin.

— Quelle perfidie ! Elle était là, sur son lit de mort, faible et égarée, plissant les yeux pour essayer de discerner, dans la pénombre, les traits de l’homme qui lui parlait… Elle lui avait même donné la main, elle le caressait de ses doigts, il la touchait ! Son front ridé se tordait, elle souffrait, haletait à chacune de ses paroles… Aguilah obtint tout de la confession qu’il était venu chercher. Il la poussa à affirmer que jamais elle ne parjurerait sa foi en l’Église cathare… Et quand elle fut tout entière à sa merci… Il tomba le masque !

Les sanglots d’Héloïse redoublaient.

— Oui, il la déclara hérétique aussitôt, heureux de sa trouvaille, jubilant tout haut de son ignoble forfaiture ! La vieille n’eut pas d’autre solution que de s’obstiner… Elle, qui sentait l’imminence de sa mort et se savait condamnée de toute façon, ne pouvait plus rien changer à ses dires. Alors Aguilah fit mander le viguier. Ils la jugèrent devant son lit, en lieu et place de son agonie. Elle les regardait, ses cheveux gris encadrant son visage blême, réalisant soudain l’atrocité que ces monstres s’apprêtaient à commettre, hésitant encore à croire que des hommes pouvaient en venir à de telles extrémités. Ses yeux s’agrandissaient d’effroi à mesure que l’évidence s’imposait à sa conscience, ou à ce qu’il en restait. Puis, à la suite de ce jugement sommaire… On la transporta au Pré-du-Comte, sur un bûcher… et on l’y transporta, messeigneurs, avec son lit, car elle ne pouvait se lever ! On la brûla aussitôt, tandis qu’elle était encore couchée, au milieu de ses draps, sur les quatre pieds de son vieux lit de bois. Après quoi, Aguilah s’en fut au réfectoire des dominicains, où tous firent bonne chère, en rendant grâces à Dieu.

— C’est incroyable, murmura Aimery.

Héloïse pleurait.

Quelque chose en elle acheva de se briser.

— Et moi, j’étais là, lorsque l’évêque Aguilah, dans cette pièce plongée dans la pénombre, accomplissait sa traîtrise. J’étais là. J’avais quatre ans à peine… Une femme veillait sur moi, dans un coin de cette chambre. J’étais debout, elle avait mis ses mains sur mes épaules. Je me souviens de ce bois sombre, du parfum de l’encens, de la froideur de ces draps blancs ! Nous ne pouvions rien dire, rien faire, seulement assister à ce spectacle !

Ce fut avec une voix d’enfant qu’elle jeta enfin :

— Cette femme… c’était ma grand-mère, vous comprenez ? C’était ma grand-mère !

Escartille et Aimery commençaient à peine à soupçonner tout ce qui avait pu se passer dans cette famille, déchirée par la guerre sur trois générations. Une aïeule cathare, des parents restés catholiques, sans doute par terreur, ou par lassitude, autant que par conviction. Et des enfants… Seigneur, des enfants perdus !

— C’est incroyable, répéta Aimery, touché par la beauté et la souffrance de la jeune fille.

Le front d’Escartille s’était assombri.

— Aguilah, siffla-t-il entre ses dents, comme si ce nom maudit n’avait pas cessé de le quitter.

Héloïse le regarda.

Lentement, elle se leva. Elle resta ainsi un instant, droite, raide, les poings serrés, les flammes continuant de danser derrière elle.

— Messeigneurs, vous m’avez sauvée, je vous dois la vie. Que pourrais-je faire pour vous en remercier ? Faudra-t-il que je vous demande une autre faveur ? Il m’est impossible, à présent, de revenir en arrière. Je crois que les cathares n’ont plus qu’un seul espoir. Et sans doute était-ce aussi le seul espoir de ma sœur.

— Un espoir ? Lequel ? demanda Aimery.

Les yeux d’Héloïse brillaient dans la nuit.

Elle marqua un temps, puis dit avec douceur, dans un souffle :

— Il n’est plus qu’un refuge, un seul. Un château vers lequel convergent nos dernières espérances. C’est vers lui que tous les parfaits et les croyants tournent à présent leurs regards ; c’est lui que l’on chante dans les prières de ces réunions secrètes, où les âmes vibrantes s’échangent les feux les plus ardents ; c’est lui encore, que la population voit comme le symbole de notre foi, la foi de notre Occitanie. C’est lui, enfin, que l’on sait imprenable.

Elle se tourna vers eux. Pour la première fois, un léger sourire détendit son visage :

— Je vous parle de Montségur.

Elle inspira encore une fois.

— Mais avant… Avant, il nous faut la retrouver.

Héloïse répéta :

— Il faut retrouver Aude.

Le procès d’Aude de Lavelanet eut lieu le 27 avril 1242.

Toulouse, au cœur de la tempête ! Voilée de nouveau, Héloïse se retrouvait solitaire comme Aude l’avait été, l’âme brisée par ce regard que la parfaite lui avait lancé, avant qu’elles ne se séparent dans de si terribles circonstances. Escartille avait hésité. Sa première intention, en quittant avec Aimery son refuge pyrénéen, avait été de gagner Toulouse pour y retrouver ses anciens appuis auprès des proches de la famille raimondine : il lui fallait contacter quelques personnes sûres, susceptibles de lui indiquer de quelle façon se rapprocher de la communauté clandestine, sans toutefois la mettre en péril. Le paradoxe – mais Escartille était devenu coutumier de ces situations – voulait que Toulouse fût précisément l’endroit qui focalisait l’attention de l’Inquisition. Plus que jamais, la ville était déchirée ; et plus que jamais, il lui faudrait arriver et repartir incognito. Les récents événements le confortaient dans l’idée de cette première destination ; mais une nuance de taille s’y ajoutait : la détermination d’Héloïse, prête à retrouver sa sœur coûte que coûte. Rien ne suffisait à lui faire entendre raison. Il était désormais hors de question qu’elle rebrousse chemin vers le logis parental. Escartille, sans le dire, était d’ores et déjà convaincu de l’issue tragique qui risquait de résulter de cette situation. Au plus profond de lui-même, il sentait que, suivant sa propre voie, Héloïse cheminait vers les mêmes révélations, le même apprentissage, la même maturité que la sienne, conquise dans la douleur. Et il savait qu’il était inutile de vouloir entraver cette impérieuse nécessité.

Oui, ils se jetaient dans la gueule du lion.

Avant d’arriver à Toulouse, Escartille avait été contraint de changer de vêtements. Sa robe noire était trop voyante et on l’aurait arrêté immédiatement. C’était avec une émotion singulière qu’il s’était procuré de nouveaux habits, semblables à ceux qu’il portait dans sa jeunesse, et qu’il avait exhumé son galurin d’autrefois, dans lequel il avait piqué une nouvelle plume d’oie. Puis il s’était passé son rebec autour de l’épaule, et ils étaient entrés en ville, sous l’œil méfiant de la population autant que des autorités ecclésiastiques. Toulouse était encore à demi campagnarde. On y passait des murailles, on y voyait des échoppes ouvertes sur des places caquetantes, des préaux dégorgeant leur foin et leurs paillasses humides. Par endroits, la ville était ouverte sur les champs, il n’y avait que quelques pas à faire pour se retrouver hors les murs, sans même s’en rendre compte. Les tours de certains hôtels bourgeois étaient démolies, d’autres avaient été reconstruites. La richesse et la pauvreté s’y côtoyaient chaque jour. Le bourg était devenu plus cathare que le cœur de la cité. Depuis la mort de Raymond VI, la ville avait changé. La population s’était en partie renouvelée mais la hargne demeurait. De temps en temps, on voyait passer l’un de ces hommes à la poitrine recouverte d’une croix blanche : les membres de la Confrérie Blanche, autrefois créée par Foulque de Marseille, inlassables prédateurs des hérétiques, des juifs et des banquiers. Une Confrérie Noire, société secrète rivale, s’était constituée pour lui faire face. D’un quartier à l’autre, les rixes se succédaient régulièrement. Le comte, le consulat et la haute bourgeoisie faisaient ce qu’ils pouvaient pour mettre des bâtons dans les roues de l’Inquisition. Ils organisaient des fuites et des sauvetages, ergotaient sur toutes les décisions cléricales, chassaient parfois certains de leurs adversaires. De violentes disputes éclataient, tantôt au coin d’une rue, tantôt auprès d’un jardin, sur une place. On raillait les théologiens parisiens, chargés de remodeler les âmes : leur occitan approximatif suffisait à les discréditer. Les prêches des dominicains étaient fréquemment interrompus. Lorsqu’ils allaient porter leurs citations dans les familles appelées à comparaître, ils recevaient des bordées d’injures. Le prieur brandissait la croix et le reliquaire. Quelques années plus tôt, les consuls s’étaient même rendus en personne au couvent dominicain avec des sergents d’armes et une foule de bourgeois ; ils avaient jeté les religieux dans la rue, et ceux-ci avaient quitté la ville en chantant des Te Deum et des Salve Regina. Mais en retour, les inquisiteurs citaient à comparaître des notables de la cité. Les victoires n’étaient jamais que provisoires ; elles changeaient de camp sans cesse, comme une girouette ivre. Ici, des cathares repentis, vaincus, apprêtaient leurs armes pour un prochain départ en Terre Sainte. On les voyait auprès des auberges, harnachant leurs chevaux. Là, des pèlerins, qui eux étaient affublés de croix jaunes, sillonnaient les rues pour faire pénitence à Saint-Sernin. Les deux mouvements se rencontraient, s’affrontaient, se mêlaient, composant ce flux et ce reflux jamais achevé de succès et de défaites.

Le procès d’Aude serait public ; d’ordinaire, pourtant, lorsqu’ils rendaient ainsi justice au nom de leur Église, les inquisiteurs procédaient aux auditions de témoins à huis clos. Cette grande invention, qui leur permettait d’user de tous les procédés et de jouer de tous les ressorts du cynisme pour recueillir les informations dont ils avaient besoin, avait accentué le climat de terreur et de suspicion qui pesait sur l’Occitanie. En vérité, une machine bureaucratique sans précédent s’était mise en route. Le traité de Meaux avait engagé le comte de Toulouse à combattre lui aussi les hérétiques déclarés en les faisant traquer par ses bayles sur ses propres terres. Les commissions inquisitoriales avaient d’abord été confiées aux évêques. À tout moment, les représentants de l’Église pouvaient visiter les maisons et dépendances des habitants, descendre dans les caves, explorer les greniers, organiser des battues pour déloger les suspects de leurs terriers. Puis, dès 1232, le nouveau pape, Grégoire IX, avait chargé les ordres dominicains, désormais affranchis de toute autorité épiscopale, de prendre en main les instructions. Leur droit de regard était absolu ; on payait les ouvriers, les sergents, les délégués du bourg pour assister sur ordre les inquisiteurs ; évêques, recteurs, clercs, magistrats, bayles, viguiers, soldats et officiers civils, agents spéciaux devaient leur faciliter la tâche ou les accompagner dans leurs opérations de police. Des exploratores, espions et maîtres-chiens, battaient la campagne, provoquaient les délations, encourageaient les trahisons à force de chantage et de ruses. Certains, jouant de la situation, pouvaient en tirer un profit considérable. Dans le même temps, l’ensemble des biens, mobiliers et immobiliers, maisons, terres, commerces tenus par les hérétiques tombaient dans l’escarcelle de l’Église. Aucun des développements théologiques de la contre-religion, même construits par la force des circonstances, n’échappait aux tribunaux de l’Inquisition. Avec les persécutions, les hérétiques avaient instauré le pacte de convenenza, par lequel les croyants convenaient avec l’Église cathare qu’ils seraient consolés à l’heure de leur mort, même s’ils n’avaient plus toute leur conscience, et s’il leur était impossible de proférer le Pater à haute voix. Ce pacte de convenenza était devenu un repère décisif dans l’exécution des procédures inquisitoriales. Les questions pleuvaient sur les suspects et la tyrannie était sans limites. Reconnaissez-vous ces hommes ? En quoi consistait leur prédication ? Les avez-vous adorés, avez-vous béni le pain, de quelle manière ? Avez-vous eu avec les hérétiques des relations familières ? Quand ? Comment ? Qui vous a mis en relation avec les membres de la secte ? Combien de temps sont-ils restés sous votre toit ?

À peine Escartille, Héloïse et Aimery étaient-ils entrés dans la ville qu’ils eurent vent de ce nouveau procès qui s’annonçait – un parmi tant d’autres et pourtant, l’un de ceux qui avaient valeur de symbole. Ils confièrent le faucon et leurs chevaux à un marchand qui accepta de les garder sous son préau, moyennant quelques sous qu’ils possédaient encore. Puis ils ne tardèrent pas à se renseigner, avec toute la discrétion nécessaire. Aude était enfermée au Mur. Au Mur ! Dans l’une de ces cellules horribles où, tordue entre la position assise et la position debout, elle ne pouvait que gémir, compter chaque minute, sans autre solution que de s’en remettre à la pureté de sa propre foi, pour ne pas aussitôt fléchir et abjurer ! Héloïse aurait voulu lui parler, derrière ces grilles cloutées de fer, à la lueur des flambeaux. Être là encore avec elle, pour rattraper le temps perdu, un temps qui risquait maintenant de s’enfuir à tout jamais. Mais il était vain d’espérer avoir la moindre possibilité d’accès aux cachots, sans s’y retrouver soi-même. Héloïse le savait et cela la hantait : Aude passait par l’épreuve ultime, une nouvelle endura. Dans quel état lui apparaîtrait-elle ? Exsangue, tremblante, rouée de coups ? Avait-elle la moindre chance de s’en sortir vivante ? Il fallait se rendre à l’évidence : personne ne pourrait la sauver ! Alors qu’y aurait-il au bout de tout cela, sinon le bûcher ?

Ce jour-là, les religieux tenaient à faire l’exemple ; il était important que chaque personne de la cité toulousaine puisse constater de visu avec quelle adresse le tribunal allait une fois de plus confondre les hérétiques, et leur en imposer par ses infaillibles raisonnements théologiques. En outre, Aude avait été capturée en flagrant délit ; les inquisiteurs n’en avaient pas grand-chose à craindre. Le procès eut lieu dans le couvent des dominicains, non loin de la Maison de l’Inquisition, dans un réfectoire auquel on accédait après avoir franchi le cloître et monté les quelques marches d’un escalier de pierre. Les accusés n’ayant pas d’avocat, Aude arriverait sans défense aucune, et ce d’autant plus qu’il s’agissait d’une femme.

À l’heure dite, Escartille, Aimery et Héloïse se glissèrent dans le tribunal monastique au milieu de la multitude, qui jouait des coudes et se serrait de tous côtés. Ce fut donc avec les bourgeois, les sergents et paysans des alentours qu’ils se retrouvèrent coincés sur les gradins installés pour l’occasion, face aux juges. On murmurait, on s’agitait, on hochait la tête, le visage grave. Une lumière sépulcrale balayait l’endroit, contrastant avec la blancheur du jour. Quelques disputes montaient, puis retombaient à la vue des archers et des soldats disposés de part et d’autre du lieu. Ils étaient une quarantaine, sans compter l’escorte personnelle des inquisiteurs, qui s’élevait à plus de trente hommes disséminés sur les gradins. Une forêt de lances encadrait la populace. En bas, un parterre d’indigents, de mendiants, d’enfants en guenilles et de vieilles folles trépignait dans des cris. Lorsque le gros de la foule fut entré, on voulut fermer les portes donnant sur le cloître. Certains s’étaient hissés jusque sur les poutres, par-dessus les gradins, ou auprès des rares ouvertures par lesquelles pénétrait la lumière.

— Ouh, ouh, ouh ! criaient-ils, faisant tournoyer leurs bras en narguant les autorités qui, craignant d’être débordées à tout instant, leur envoyaient des coups d’œil mauvais.

Il y eut de sourdes protestations de la part des citadins qui ne pouvaient plus accéder au tribunal surchargé ; on entendit des cris et des sifflets, certains étaient coincés en travers de l’entrée. On décida finalement de laisser les portes ouvertes, et un nouveau cordon de soldats, lances entrecroisées, s’installa auprès d’elles.

La salle était profonde et humide ; au pied des gradins, sur la droite, se trouvait le banc des accusés. Installés côte à côte, Escartille, Héloïse et Aimery avaient peine à voir ce qui se passait. Devant eux, deux géants ne cessaient de se lever et de se baisser pour interpeller leurs camarades assis un peu plus loin. À leur droite, un aubergiste corpulent, au faciès de taureau, menaçait de ratatiner Héloïse, l’obligeant à se pencher dangereusement au-dessus d’une femme à l’opulente poitrine, tandis qu’elle luttait pour retirer son pied coincé entre deux gradins. Elle se contorsionna jusqu’à se dégager enfin, puis regarda en direction de l’estrade. La table devant laquelle siégeaient les juges avait été recouverte d’un dais brodé d’or et de noir, parsemé de croix, dont la plus grande était entremêlée avec les armoiries de Rome et la figuration de la tiare papale ; voilà qui rappelait à tous quelle suprême autorité commandait les débats, et sous quelle ombre tutélaire justice serait rendue. Escartille vit un groupe de soldats déboucher par une porte située au fond de la salle. L’un d’eux annonça l’arrivée de la cour. Un aubergiste aviné se dressa en faisant tournoyer son index, prêt sans doute à tonitruer quelque profonde vérité. Il prit un coup sur la tête et fut contraint de se rasseoir.

Les juges entrèrent dans le brouhaha général ; à nouveau, des sifflets se firent entendre. Cette apparition fit trembler Héloïse. Elle mit une main sur sa bouche et murmura pour elle-même : Mon Dieu, pourquoi ? Quelle folie m’a prise de venir assister à cette horreur ?

Son regard revint vers les juges, puis vers Escartille, dont la main se crispait sur son bâton, qui ne l’avait pas quitté.

— Qui est-ce ? demanda celui-ci, désignant les inquisiteurs à sa voisine de gauche.

C’était une paysanne joufflue, qui roulait des yeux exorbités. Les mains jointes sur sa robe, elle triturait nerveusement quelques fils de tissu grossier.

— Comment, messire, vous ne le savez pas ? L’homme que vous voyez ici, à la barbe noire, c’est Étienne de Saint-Thibéry, un bon père franciscain, répondit-elle. Et l’autre, avec la barbe blanche, s’appelle Guillaume Arnaud. Ce sont eux les seuls vrais juges de la cause qui se dispute aujourd’hui. Les autres, je ne les connais pas. On attend l’évêque Aguilah cet après-midi, avec le sénéchal royal de Carcassonne ; et je crois, mon Dieu ! que les juges veulent faire diligence dans le traitement de cette affaire.

Le tribunal était à présent au complet.

Les deux hommes, barbe noire et barbe blanche, prirent place côte à côte, sur des fauteuils d’égale dimension, exactement au milieu de l’estrade, devant une longue table.

Ils portaient chacun l’austère vêture de leur ordre ; Étienne de Saint-Thibéry, le premier, avec son regard de loup, son nez aquilin, était passé maître dans l’art de la controverse théologique. Grand et sec, il venait de ramener une main sous son menton et, les yeux plissés, paraissait détailler le visage de chacun des membres de la foule. Son aube sombre lui donnait l’air d’un oiseau de mauvais augure. Il n’avait pas fallu longtemps pour que ce franciscain intransigeant impose sa redoutable réputation. Bras armé de Dieu pour les uns, fanatique pour les autres, il mettait un zèle de tous les instants à l’exécution de sa sacrée tâche, dans le droit fil des recommandations de son mentor, Aguilah lui-même. L’autre, Guillaume Arnaud, représentait l’ordre dominicain. Le front bombé sous sa tonsure, il s’empêtrait dans sa bure à chacun de ses mouvements ; ses sourcils fournis se rejoignaient l’un l’autre par-dessus son nez ; son menton venait s’écraser en plis adipeux par-dessus son crucifix. Il agita un instant ses amples manches afin de les retrousser, puis se pencha pour échanger quelques mots avec le greffier, à qui l’on avait réservé une petite table au pied de l’estrade, et qui venait d’arriver. Il se tourna ensuite vers Étienne et lui parla à l’oreille. Le franciscain approuva en silence, sans quitter des yeux les membres de l’assemblée, qu’il continuait d’ausculter un à un. De chaque côté des inquisiteurs, les assesseurs prirent place à leur tour. On trouvait là Garsias d’Aure, Bernard de Roquefort, Raymond Carbonier, Raymond Costiran, dit Raymond l’Écrivain, car il était, comme Escartille, un ancien troubadour, devenu quant à lui archidiacre catholique de Lézat. Tandis que le greffier affûtait sa plume, deux abbés s’approchèrent d’eux. Ils portaient de lourds registres, qu’ils disposèrent devant Guillaume Arnaud. Il y en avait six ; Guillaume ouvrit l’un d’eux et, s’efforçant de se concentrer, fronça ses sourcils broussailleux pour décrypter ce qu’il avait sous les yeux. Des sommes rédigées page après page, d’une écriture minuscule. De volumineux recueils à la couverture marquée de sceaux incompréhensibles, et qui rassemblait tout ce que l’humanité pouvait avoir de plus perfide.

Enfin, on fit venir l’accusée.

Héloïse sentit son cœur bondir.

Sa sœur était toute de beauté et de majesté tranquille ; elle avançait au milieu des archers dans sa robe noire, une lourde croix pendant à son cou ; mais les cernes profonds sous ses yeux, son corps famélique, tout indiquait ces privations qu’elle avait dû supporter.

Et le procès commença.

Escartille, à cet instant, éprouva lui aussi une émotion pathétique.

C’était soudain l’histoire de trente années de guerre qui refaisait surface. Aude n’était pas seulement Aude.

En ce jour, elle était l’Occitanie à genoux.

Étienne de Saint-Thibéry attendit patiemment que le silence se fasse dans la salle bondée ; des « chuuut ! » parcoururent les rangs, et finalement, on se tut complètement. Chacun retenait sa respiration. D’une voix grave et profonde, Étienne de Saint-Thibéry lut au nom du pape la mise en accusation. Courbé en avant, Guillaume Arnaud renchérit en précisant chacun des chefs imputés à la prévenue. Mais il était si près de son rouleau et mettait tant de concentration dans sa lecture qu’il en oubliait de donner de la voix.

— Plus fort ! osa un manant, aussitôt transpercé du regard par un archer.

Guillaume toussa une ou deux fois, se racla la gorge et monta le ton.

Bientôt, l’accusée fut priée de se lever.

Aude s’approcha de la barre dressée devant elle. La foule put contempler son visage. Elle se préparait à l’ultime combat de sa vie. Sa sérénité n’était que façade, et Héloïse ne devinait que trop la tension qui nouait les entrailles de sa sœur. Les yeux de la parfaite étincelaient encore, ils avaient le même éclat que dans la forêt ; mais quelque chose avait changé. On y décelait la stupeur du soldat demeuré seul au milieu des cadavres, sur le champ de bataille. Oui, elle était sur le point d’affronter l’Église tout entière, une puissance qui la dépassait totalement, et elle le savait. Sentait-elle déjà, au plus profond d’elle-même, le soufre de ces flammes qui l’attendaient sur le bûcher ? Au moment de pénétrer dans la salle, elle avait été saisie d’une angoisse mortelle, voyant converger vers elle tous les regards, mesurant le poids de ce pouvoir qui fondait sur elle, la colère des uns, la compassion des autres. Bien sûr, elle ne pouvait deviner que parmi la foule se trouvait Héloïse, qui demeurait voilée. Elle jouait là ses derniers instants de vie ; mais elle avait la ferme volonté de confondre ses bourreaux aux yeux de ce monde assemblé, dont elle sentait depuis déjà si longtemps l’exaspération grandissante, devant les horreurs perpétrées par ces tribunaux fantoches et cette guerre sans fin. Elle savait d’ores et déjà qu’en rendant la séance publique, les inquisiteurs faisaient sans doute une grossière erreur. Si autrefois, on organisait des débats contradictoires où chacun s’exprimait librement, ces débats n’avaient plus cours aujourd’hui. Mais elle se défendrait coûte que coûte : c’était désormais la seule gloire à laquelle elle pouvait aspirer.

Pour ta vie, Aude. Pour tes derniers instants de vie.

Elle passa la langue sur ses lèvres et, mains dans le dos, se redressa fièrement, embrassant du regard le conseil des juges et de leurs adjoints.

Héloïse, au bord des larmes, se retint de crier. Aimery le sentit et lui prit la main, accentuant sa pression à mesure qu’il devinait l’émotion submerger le cœur de la jeune fille. Aimery s’imagina lui-même dans une posture semblable, se demandant comment il aurait agi s’il se fût trouvé en face de ce tribunal. L’abjuration, si jamais Aude acceptait de s’y résoudre, suffirait-elle à la sauver de la vindicte des ecclésiastiques de la grande Église ? Oui, ces secondes devaient avoir pour elle le vertige de l’éternité. Et si par malheur elle décidait de persévérer en sa folie… Elle n’avait plus qu’un mot à dire, un pas à faire, et il faudrait ajouter son deuil à tous les autres, ceux qui, depuis presque quatre décennies, avaient embrasé les campagnes. Aimery se dit qu’en de telles circonstances, il aurait cherché des yeux une épée introuvable, puis, sans doute, les yeux de son père. Mais pas Aude. Elle était là comme une femme voulant mourir en seigneur, ou plutôt, en ce qu’elle était : en parfaite. Aimery devina obscurément que l’enjeu de ce procès, et de tous les précédents, était d’un autre ordre. Aude puisait sa force ailleurs, dans un autre monde, une autre forme de pensée. C’était cette force qui faisait peur.

La voix d’Étienne de Saint-Thibéry, froide et tranchante, retentit sous les voûtes.

— Aude de Lavelanet, vous êtes accusée d’hérésie, de parjure envers Notre-Seigneur, de prédication blasphématoire et de sorcellerie… Ces accusations reposent sur le recoupement des soixante-quatorze témoignages recensés par nous, juges commis par la Très Sainte Église, et consignés dans les registres ci-devant présentés, au vu et au su de qui voudra les consulter. Aude de Lavelanet, il vous est donné de vous défendre maintenant et de répondre devant nous et devant le peuple chrétien de vos agissements.

Le juge releva les yeux et les planta dans ceux de la jeune femme, qui ne cilla pas. Un lourd silence s’était abattu sur l’assemblée. Chacun sut, à ce moment, que les premiers mots qui seraient prononcés par l’accusée scelleraient son sort.

Aude n’eut pas l’ombre d’une hésitation. Ses mots tombèrent d’un coup, sur un ton aussi ferme que celui d’Étienne.

— Vous mentez.

Le juge fit la grimace. Il aurait sans doute aimé que les choses finissent rapidement.

À ses côtés, Guillaume Arnaud hocha la tête avec une triste condescendance.

L’un des assesseurs se caressa le menton et plissa les yeux. Courbé en avant, le greffier avait déjà noté la réponse. Le premier inquisiteur soupira, puis saisit l’un des registres.

La partie était engagée.

— Aude de Lavelanet, vous êtes accusée d’avoir par trois fois craché sur les Saintes Écritures dans votre asile clandestin de la forêt de Pamiers ; dix-huit témoignages attestent que vous avez souillé ainsi les Évangiles, avant de donner sermon de la foi cathare ; que, vous-même initiée à leurs mystères et à leurs blasphèmes, vous avez assisté à l’ordination de ministres hérétiques, et que vous les avez adorés comme on vous a adorée. Cinquante-quatre autres témoignages affirment que vous avez soutenu sans hésiter d’autres parfaits dans la pratique du consolament, encouragé de pauvres âmes à signer le pacte de convenenza et affirmé à des mourants que leur foi mensongère les sauverait. Vingt et un témoignages, en outre, disent que vous avez converti d’autres personnes des villes de Fanjeaux, Foix, Mirepoix, Laurac, Montréal, Auterive, Saverdun, Avignonet.

Une rumeur parcourut l’assemblée. Guillaume Arnaud redressa la tête et jeta un regard noir en direction de la foule. Aude corrigea un par un les chefs d’accusation qui lui étaient reprochés. Lorsque Guillaume Arnaud l’interrogea sur sa foi, à grand renfort de citations bibliques, Aude contre-attaqua aussi vertement. La foule, suspendue à leurs lèvres, suivait ce tournoi avec attention, rebondissant d’une réplique à l’autre, dans l’attente d’un vainqueur.

Un sourire à peine visible se dessina sur le visage d’Étienne de Saint-Thibéry. C’était le moment qu’il préférait, et il s’efforçait de dissimuler sa jouissance. Devant cette accusée qui ne se laissait pas démonter, et se permettait de le toiser d’un regard si fier, Étienne, piqué au vif, se prépara à entrer en lice. À ses yeux, Aude n’était qu’une de ces créatures naïves que la rêverie cathare avait emportée loin de la Vérité ; elle avait entraîné d’autres femmes dans son sillage, ces Bonnes Femmes, comme on les appelait ; elle avait professé à tout bout de champ ses maximes mensongères. La détruire par le verbe serait une apothéose ; elle contribuerait à saper encore le soutien apporté à la secte cathare. Et Étienne avait un avantage. Lui, dans ce tribunal, n’avait rien à redouter.

Il se frotta les mains lentement, dans l’attente du moment le plus opportun pour déclencher ses propres feux.

Guillaume Arnaud, toujours courbé en avant, commençait à s’enliser dans le florilège de son exégèse. N’y tenant plus, Aude le cloua sur place en quelques mots.

— Je suis un pauvre du Christ, j’erre et je fuis de cité en cité. Matthieu, 10-23, comme les brebis au milieu des loups. Matthieu, 10-16.

— Vous réfutez le baptême dans l’eau, s’emporta soudain Guillaume Arnaud, levant le bras en s’égosillant. Vous niez la transsubstantiation dans l’eucharistie, vous refusez le sacrement de mariage et celui de l’autel. Le reconnaissez-vous ?

— Nous souffrons la persécution avec les apôtres et les martyrs ; mais nous menons une vie très sainte et très stricte, faite de jeûnes et d’abstinences, passant nuit et jour à prier et à travailler, pour ne retirer de ce travail que ce qui est nécessaire à la vie. Nous endurons tout cela car nous ne sommes pas de ce monde. Mais vous, qui aimez le monde, vous êtes en paix avec lui, parce que vous êtes du monde.

— Vous encouragez l’amour profane, vous poussez les autres femmes à sortir de leur rang, à se livrer aux pires débauches !

— Pour nous distinguer, vous et nous, le Christ a dit : c’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez. Nos fruits à nous sont les traces du Christ ! Vous ne savez pas lire ces Écritures que vous m’accusez maintenant d’avoir souillées ; ce n’est ni mon sang, ni ma salive que j’y ai mis, mais bien ma vie, mes larmes, mon âme tout entière ! Il n’y a qu’un seul sacrement, le salut par imposition des mains, celui qui lave de tout péché et remplit chacun de l’Esprit Saint, car ce salut est amour, tout amour et rien qu’amour. Nos femmes soignent les indigents, les accueillent en leurs maisons et guérissent les maux par la seule vertu de leurs attentions, là où votre grande Église condamnerait ces femmes au supplice du cloître, enfermant la fleur de leur jeunesse entre quatre murs stériles, pour le reste de leurs jours ! Là où vos seigneurs les font ramper devant eux ! Ce monde n’est que subornation, il est l’ordre du Mal, qui asservit le roi à l’empereur, le comte au roi, le chevalier au comte, et le peuple à tout le reste ; tout cela n’est pas la volonté de Dieu, mais de Satan, que je combats de toutes mes forces. Ah ! Qu’un baron commande, et les chevaliers marchent sur Termes, Coustaussa et Roquefixade ! Qu’un évêque leur donne quelques miettes, ils s’amusent, ils sont contents ! Et tandis que les hommes d’armes meurent dans le sang que vous dites réclamé par un Dieu avide et cruel, jusqu’à l’autre bout du monde, vous, représentants des plus hautes fonctions qu’il soit donné à l’homme d’incarner sur terre, vous restez à l’abri de vos églises et de vos abbayes opulentes, protégés par le pape et le roi ! Vous, inquisiteurs, vous chassez, jugez, tuez, condamnez à mort ! Vous adorez le sang comme la filiation de la vertu et de l’odieux droit de commander, de père en fils, vous adorez le Malin, en vérité, car il n’est qu’une seule chose qui nous sauve, et c’est le premier des commandements : aime ton prochain comme toi-même, tel est le propos du Dieu bon, tel est l’ordre de la sainte Église – et ce n’est pas le vôtre !

— Vous avouez avoir professé que les hérétiques sont de bons chrétiens, que par eux, et par vous, le monde peut être sauvé !

— Je ne l’avoue pas, je le revendique, je le crie bien haut, car cette comédie de justice que vous nous jouez n’est pas justice de Dieu, mais justice humaine, qui n’existe pas ; ma mort ne sera que l’aveu de votre impuissance, car vous prétendez lutter contre l’âme, qui est le fondement divin de notre existence. Vous n’êtes que masque et mensonge, vous lisez en latin les Évangiles par crainte qu’ils ne soient compris, et que leur éclatante vérité vous éclabousse de tout l’opprobre que vous méritez !

— Savez-vous que vous êtes morte, à l’heure où vous parlez ? hurla Guillaume Arnaud, dans un nuage de postillons. Qu’avant l’aube, vous serez réduite en cendres ? Que vos blasphèmes vous condamnent à une éternité de douleurs ?

— C’est vous qui êtes morts, en vérité, morts pour Dieu dont vous bafouez à chaque instant la Parole ! Et je serais encore en vie, davantage que vous-mêmes, si vous viviez cinq cents ans après mon bûcher !

— Vous injuriez ouvertement le Très Saint Père de l’Église, vous niez les croisades destinées à délivrer le Tombeau du Christ ?

— Il n’existe pas de guerre juste ! Je nie la guerre, dans son essence même ! Il n’est pas de cause assez bonne pour qu’elle soit asservie au malheur. Cet axiome traversera les siècles, car il n’est pas de ce temps ; il n’est pas du temps de l’homme, illusoire et transitoire ; mais il est d’éternité, comme l’amour lui-même. Que les vertiges de l’Histoire nous le fassent oublier, que la difficulté du monde et la pauvreté de nos conditions tentent de le chasser de nos esprits, il continuera pourtant de donner courage, car l’homme bon sait quelle est la vérité ! Elle n’a qu’un nom, qui est l’amour, par-delà tous les revers ! Et votre pouvoir, ce si glorieux pouvoir dont vous vous réclamez, s’effondrera devant celui de Dieu, qui vous dépasse en tout ! Quelle gloire de vous voir ainsi ligués contre moi, contre toute la terre d’Occitanie, contre les familles que vous poussez à la lutte fratricide ! Oui, quelle gloire ! Mais ne me dites pas qu’il s’agit là de la gloire de Dieu.

Héloïse, les mains serrées, sentait des larmes monter à ses yeux. Aude vaincue triomphait encore ! Elle se libérait enfin de ces prières et de ces mots trop longtemps contenus, trop longtemps cachés dans les forêts de sa fuite. Une fois de plus, la population de Toulouse commençait de rugir, admirative devant l’ardeur de la parfaite, exaspérée des vexations intempestives qu’on lui faisait subir. Escartille, débordé par la fureur de cette femme et le respect qu’elle faisait naître en lui, était fébrile ; il lui semblait qu’il parlait par sa bouche, qu’elle avait su voler ses propres mots pour plaider sa cause, qu’en bref jamais il n’eût pu montrer davantage de beauté dans la reconnaissance de sa foi.

La situation ne tournait pas à l’avantage des inquisiteurs.

Étienne de Saint-Thibéry envoya à droite et à gauche de rapides coups d’œil.

Il était temps de réagir.

Le premier inquisiteur se leva, contourna Guillaume Arnaud, les adjoints et les assesseurs. Il marcha quelques secondes, les mains dans le dos. Puis il s’arrêta devant Aude et la regarda droit dans les yeux.

— N’est-il pas vrai, Aude de Lavelanet, que votre secte prétend que le monde où nous sommes, creatio ex essentiel Diaboli, est l’œuvre du Démon ? Nieriez-vous que ce principe vous conduit à réfuter le libre arbitre de l’homme sur cette terre ? Pensez-vous que l’homme est libre, Aude de Lavelanet ?

— Nous disons que le monde où nous sommes est corruptible et que pour cela, il ne peut avoir été créé par un Dieu incorruptible. Nous disons qu’à choses contraires, il ne peut exister que des principes contraires.

Étienne sourit.

— Oh, vous citez Aristote, à présent. La pensée païenne a toujours été chez vous un bon moyen d’aveugler les esprits… Aristote ! Voilà ce qu’enseignent les Universités d’Occitanie ! Mais vous ne répondez pas à ma question.

— Si Dieu est liberté, comment peut-il, de sa propre volonté, produire l’oppression où nous nous trouvons à présent, et le malheur où vous m’acculez ? Oui, nous pensons que cette terre est un enfer, parce qu’elle est toujours livrée au pouvoir du plus riche, du plus puissant !

Étienne alla ouvrir une bible. Lentement, il la feuilleta, chercha une page. Il posa un doigt sur ses lèvres, méditatif. Puis il s’éclaircit la gorge.

— Tout ce qui avait été fait en Jésus-Christ était la Vie, et la Vie était la lumière des hommes. Diriez-vous, Aude de Lavelanet, que ce verset, choisi au hasard parmi des milliers d’autres, répond à votre vision infernale de la foi, et de notre monde ? Diriez-vous qu’il représente, avec exactitude, cette tendance douloureuse qui pousse l’homme bon vers son propre Néant ? Ce que j’y lis, moi, est un message de Lumière. Je ne vois dans vos interprétations qu’un furieux désir de mort… Aude de Lavelanet, pourquoi désirez-vous la mort ?

Il se tourna vers la parfaite. La foule suivait-elle encore la joute qui s’était engagée ? La comprenait-elle ? Ici et là, les fronts et les sourcils se plissaient. Étienne n’en avait cure. L’ardeur était un peu retombée. Il voulait amener Aude là où il la savait la plus vulnérable. Là-haut, sur les gradins, Escartille devina que l’inquisiteur avait un plan.

Qu’il manigançait.

N’y va pas, Aude. Ne va pas sur le terrain de cet homme.

Aude, elle aussi, fronça les sourcils.

— Cette phrase est inexacte. Il faut lire : Seul ce qui avait été fait en Jésus-Christ était la Vie, et la Vie était la lumière des hommes.

— Ah… Seul ce qui avait été fait en Jésus-Christ… Autrement dit, le reste, ce monde qui est le nôtre, est l’œuvre du Démon… Vous nous accusez de ne pas traduire la Bible en langue vulgaire, mais la traduction que vous en faites est sujette à des interprétations sans le moindre fondement, Aude de Lavelanet. Vous y lisez ce que vous voulez y voir, et de vos erreurs de pensée procèdent vos erreurs de comportement… Pourquoi désirez-vous la mort ?

Il referma la bible, dans un claquement sec.

Il la regarda encore :

— Je vais me faire l’avocat du Diable, Aude de Lavelanet. Ce Diable que votre hérésie, sans même le savoir, en vient à adorer comme le vrai Dieu… Je vais, quelques instants, abandonner à mon tour la vraie foi, oublier la Vie et la Lumière… Je vais, Dieu me pardonne, renoncer à mon sacerdoce, l’espace de quelques minutes, pour adopter votre point de vue… Ainsi, selon vous, il existe une racine éternelle du Mal, une lutte entre Deux Principes, dont on ne sait d’ailleurs, dans votre bouche, lequel est issu de l’autre – car il faut bien qu’il y ait un Créateur premier, une raison primordiale, n’est-ce pas ? Je vais donc être hérétique devant vous, le temps d’un songe…

Il réunit ses deux mains sous son menton.

— Vous me donnez le choix entre adhérer à l’ordre du Mal, ou renoncer à la vie terrestre, charnelle et temporelle, c’est bien cela ? Quelque chose m’échappe, dans cette savante construction, Aude de Lavelanet. Si le monde est mauvais, je suppose qu’il nous faut le changer, jusqu’à renverser les ordres existants, peut-être. Mais comment le changer si, ici-bas, Satan est et sera toujours tout-puissant ? Comment le changer, si cette religion nous interdit radicalement toute forme de violence ? Quelle alternative, enfin, proposez-vous ? Nous voici livrés aux chimères, aux seules forces aveugles, à une succession de hasards, là où notre liberté n’a plus de place… Il n’est d’autre solution que de fuir ce monde, de se retrancher derrière une ascèse des plus strictes… Oui, vous fuyez, Aude de Lavelanet… L’esprit et la charité ne peuvent admettre de laisser la place au corps…

Il fit une pause, avant de reprendre :

— Le corps, Aude, cette chair à laquelle vous niez l’espérance de toute résurrection, niant du même coup celle du Christ, le sens de son martyre et celui de l’Eucharistie… Ce corps qui est vôtre, qu’en rien il ne faut sauver, ce corps promis au nihil… Et les hommes, libérés de leur gangue, de leurs enveloppes, comme des papillons de leur chrysalide, passeraient d’existence en existence, leur âme seule se réincarnant en ce monde, jusqu’au Jugement final ?… Mais que faites-vous du corps du Christ lui-même, Aude ? Il ne saurait être rien pour vous !

— C’est la charité du Christ qui est la source de ma foi.

Danger, pensa Escartille. Il le sentait, ce danger, il le sentait monter, grandir ; mais il ne comprenait pas où l’autre voulait en venir.

Étienne sourit. Il inspira lentement, puis assena :

— N’est-il pas vrai, Aude, que votre foi, cette foi ardente, que vous dites si belle et si grande, qui vous rend si prompte à dénoncer le monde comme étant l’œuvre du Mal, recommande aux personnes ordonnées comme vous de demeurer pures ? N’est-il pas vrai qu’elle exige de vous de respecter en tous points la chasteté qui fait votre règle, chasteté qui procède de cette corruption naturelle de la chair, damnée par avance ?

Aude cligna des yeux à plusieurs reprises.

Pour la première fois, elle sembla hésiter.

— Cela est vrai.

Étienne de Saint-Thibéry passa fugitivement une main sur sa joue.

— Bien… N’est-il pas vrai qu’en dehors de votre socià, cette suivante, adjointe, confidente avec laquelle vous ne cessiez de vous déplacer de forêt en forêt, se trouvait également un homme, et plus exactement…

Étienne de Saint-Thibéry fit un geste en direction des soldats postés près des portes qu’Aude avait franchies, avant de venir à la barre. On introduisit alors dans la salle un homme d’une trentaine d’années, que l’on avait manifestement torturé, lui aussi. Il portait une chemise blanche, ouverte sur son torse dégoulinant de sueur, des braies maculées de terre, des chausses trouées. En voyant le regard interloqué de la parfaite, il baissa les yeux, hochant la tête et retenant ses larmes.

— … Et plus exactement cet homme-là, Jean de Montréal, agent de liaison lui aussi pour le compte de votre secte, entre les communautés de Mirepoix, de Lavelanet et de Carcassonne ?

Héloïse, sur les gradins, plissa les yeux. Cet homme n’était autre que le mystérieux personnage venu parler à son père, dans la foganha de la maison, avant qu’elle ne s’enfuie à son tour ; ce ductor qu’elle avait suivi de Lavelanet à Pamiers, et qui, contrairement à Forças, avait jusque-là échappé à la mort. Débarrassé de son manteau noir et de son bâton, il avait perdu toute noblesse.

La parfaite cligna encore des yeux, sa bouche s’agrandit de stupeur.

Elle avait compris.

Ses mains tremblèrent sur le barreau de bois.

— Vous ne répondez pas… Cet homme-là n’était-il pas dans la forêt de Pamiers avec vous ?

— Il… Il y était, dit Aude dans un souffle.

— Bien, dit Étienne de Saint-Thibéry. Nieriez-vous, à présent…

Et il s’approcha du barreau, le sourire aux lèvres, les yeux brillants :

— Nieriez-vous qu’en la forêt de Pamiers, vous avez entretenu avec cet homme un commerce charnel, oui, charnel, au mépris des règles que vous vous étiez fixées, vous, parfaite, exemple irréprochable de pureté et de chasteté en ce bas monde ? Nieriez-vous que cet homme a posé les mains sur vous ? Et je demande à la foule, ici, de me pardonner cette misérable évocation, nieriez-vous qu’il a caressé votre poitrine, soulevé votre vêture, qu’il vous a souillée de ses attentions, alors que reposait non loin de vous les Écritures dont vous deviez suivre l’enseignement à la lettre ? Le nieriez-vous ?

Aude regarda Jean de Montréal, de nouveau tremblante ; ses lèvres furent agitées d’un léger frémissement ; elle se tourna vers la foule, désemparée, ne sachant plus que dire.

— Vous… vous ne pouvez pas… C’est ridicule…

— Le nieriez-vous ? recommença Étienne d’une voix retentissante. Vous qui professez la vérité par-dessus tout, si fière de votre propre perfection, drapée dans votre majesté illusoire, dites-le-nous ! Dites-nous quelle est cette vérité !

Sur les gradins, Héloïse se leva, prête à hurler, à se jeter en avant ; Aimery la retint, lui plaqua une main sur la bouche, la força à se rasseoir. Un nouveau mouvement d’agitation balaya la foule, des têtes se tournèrent dans leur direction. Étienne leva un œil, Aude vit au loin cette femme voilée, qu’elle ne pouvait reconnaître.

— Quelle est la vérité ?

Elle baissa le regard.

— Une fois… Une fois, nous nous sommes aimés. J’étais… si seule.

Elle était effondrée.

Je te tiens, pensa Étienne, cruel, voyant sa proie se débattre devant une attaque qu’elle n’avait pas prévue.

— Et vous, Jean de Montréal ! Avant d’être ductor pour le compte des hérétiques, vous, simple croyant, n’étiez-vous pas marié à une femme du nom d’Alazaïs de Bugarach ? N’avez-vous pas été uni à cette femme d’un sacrement catholique ? N’êtes-vous pas encore marié à cette épouse ? Vous l’avez abandonnée, Jean de Montréal. Vous avez abandonné votre femme pour ces sombres activités dans lesquelles les parfaits et parfaites vous ont entraîné. N’est-ce pas cela aussi, la vérité ?

Jean ne dit rien. Il se contenta de baisser encore les yeux en hochant la tête.

Son silence parlait de lui-même.

— Et vous, Aude, à l’heure où vous vous donniez à cet homme, ne saviez-vous pas qu’il était marié ? Ne saviez-vous pas qu’en le laissant vous toucher, vous rompiez vos vœux autant que les siens, bafouant deux religions à la fois ?

Aude non plus ne répondait pas.

— Le saviez-vous ? Répondez.

— Je…Je…

— Répondez.

— Je le savais. Mais… vous déformez tout, vous…

— Ah ! Elle le savait ! s’exclama Étienne de Saint-Thibéry, les bras écartés, en se tournant vers la foule, à présent interdite.

Il reprit :

— Elle le savait, l’entendez-vous ? Que penser alors de vos discours, belle parfaite, que penser de vos grands principes d’éternité et de vos belles prédications, lorsque vous les bafouez vous-même si facilement, dans le secret de votre conscience, en jouissant comme une catin sur la Bible ? Est-ce à des gens comme vous que les cathares confient leur religion ? À des prostituées adultérines ?

Le masque de fermeté de la parfaite venait de se décomposer. Cette fois, c’en était plus qu’elle ne pouvait le supporter. Le sang avait reflué de son visage ; il n’était plus question de controverse théologique ni de vérité divine, en cet instant. Héloïse retrouva sa sœur telle qu’en elle-même, femme, humaine.

Victime.

Le silence était retombé à l’intérieur de la salle. Il s’étirait, long, terrible.

Un voile de larmes lui couvrit les yeux.

— Je l’aimais.

— Ah ! s’exclama Étienne. Vous l’aimiez !

— Est-ce un crime ?

— Au regard de votre foi comme de la nôtre, au regard des propres sources de votre engagement, oui, c’en est un, et des plus graves ! Que penser d’une parfaite qui, ployée en avant sous les assauts de la honte, les cuisses écartées, glorifie soudain comme une sorcière ce corps qu’elle dit tant abhorrer, après son prêche du soir ? Pour vous-mêmes, cathares, le péché de chair est le plus grave d’entre tous ; il entraîne la perte immédiate du bénéfice spirituel du consolament, celui que vous avez reçu, et celui que vous n’avez cessé de dispenser lors de vos réunions secrètes. Ce ne sont pas les lois de l’Église catholique qui vous condamnent, Aude. Ce sont aussi celles de votre secte. Ce n’est pas seulement une hérétique à la foi catholique que nous jugeons ici, c’est une hérétique à sa propre foi !

— Je l’aimais…

Aude regarda Jean, qui avait mis les mains sur son visage.

— Pourquoi, Jean ? Pourquoi ?

— Traîtresse au monde entier, vous voudriez que nous vous écoutions davantage !

Derrière les rideaux se trouvaient deux hommes, dans l’ombre, auprès d’une bassine.

Le premier venait de sortir de la bassine un rouleau de parchemin humide, dont l’encre avait coulé. L’autre achevait d’humecter un second rouleau de quelques gouttes d’huile.

— Es-tu prêt ? chuchota l’un.

— Oui, répondit son acolyte.

— Je recommande donc votre âme à Dieu, ce Dieu que vous avez renié ! s’écriait Étienne à l’intérieur de la salle, admonestant la foule. Et c’est à lui, une fois encore, que je remets votre destinée, Aude de Lavelanet !

Un autre signe,

C’est à nous.

Les deux hommes écartèrent les rideaux et s’avancèrent avec les parchemins. Étienne s’en empara. Il les brandit, jouant du bras à droite et à gauche, si bien qu’il était impossible de s’apercevoir des larmes d’eau qui avaient coulé sur l’un, et d’huile sur l’autre. La foule se tendit en avant, tandis qu’Étienne passait rapidement devant les assesseurs. Puis il les montra à Guillaume Arnaud, qui, clignant des yeux, opina du chef.

— Oui, je m’en remets à l’ordalie, au jugement de Dieu ! J’ai ici, dans ma main droite, un texte des Écritures ; et dans ma main gauche, le recueil de votre profession de foi, profession de l’hérésie cathare, de vos principes absurdes !

Un rire fusa parmi la foule. Étienne foudroya l’assemblée du regard et monta d’un ton. À cet instant, il jouait son va-tout.

— Guillaume Arnaud, pouvez-vous confirmer à l’assemblée que je détiens bien ici les versets de saint Jean qui attestent de la résurrection du Christ en sa splendeur, et ici, un libelle hérétique, où l’on clame qu’il existe des vies après la mort, sur cette même terre, que ce monde est l’œuvre de Satan, qu’il n’existe qu’un seul sacrement, et autres sortes de mensonges ?

Guillaume Arnaud, qui n’y voyait goutte, se pencha sur les parchemins. Tassé sur son fauteuil, il fit mine de parcourir des yeux ces documents, qui lui furent aussitôt soustraits ; puis il prit un air inspiré et déclara doctement :

— Je l’atteste au nom du pape et de la Très Sainte Église.

Alors d’un geste ample, Étienne demanda à ce qu’on lui amène une bougie.

— Comment… comment pouvez-vous, sanglota Aude.

— Ici, la proposition de notre Église, ici, celle des hérétiques !

L’ordalie. Le jugement de Dieu.

Il passa la bougie sur le premier parchemin. Léché par les flammes, il roussit sans pour autant s’embraser, durant les quelques secondes où il fut ainsi porté à la chaleur. Puis Étienne porta la bougie sous l’autre parchemin. Il cria avec la foule en lâchant le rouleau, qui venait de prendre feu, instantanément.

— DIEU PARLE, dit Étienne, il parle comme autrefois par le Buisson ! Et il vous condamne, Aude de Lavelanet !

La jeune femme regarda le parchemin se consumer.

Les flammes se reflétaient dans ses yeux.

Étienne s’approcha d’elle et lui murmura :

— Par votre péché, vous désiriez la mort. Nous allons vous la donner. Et nous verrons, sorcière, si vous nous revenez en papillon dans une vie prochaine.

— Que faites-vous ? lui répondit-elle en pleurant. Mais que faites-vous ?

— L’Histoire, dit Étienne. Je fais l’Histoire.

Aude ne tarda pas à être conduite sur le bûcher.

Il était dressé sur la place voisine, à quelques centaines de mètres du réfectoire, en plein cœur de Toulouse. Les autorités consulaires, les représentants de la dynastie comtale et les seigneurs de la noblesse cathare étaient cruellement absents. Le pouvoir réel avait changé de mains. La foule la suivit, et parmi elle, Héloïse, Escartille et Aimery, impuissants. Il se trouva qu’à cet instant, l’évêque Aguilah et le sénéchal royal de Carcassonne venaient d’entrer en ville ; ils rejoignaient Guillaume Arnaud et Étienne de Saint-Thibéry sur la place, juchés chacun sur un cheval. Aguilah, murmura Escartille. Lui non plus n’avait pas cessé de sillonner inlassablement l’Occitanie.

De jeune évêque porté par le sang de ses victimes, il était devenu la terreur du pays ; il avait près de soixante ans, mais était toujours aussi maigre, avec ce fameux visage émacié, semé de rides, les cheveux rasés sous sa tiare blanc et or, agrippé à ce sceptre qu’il lustrait chaque jour en pensant à Arnaud-Amaury et aux tourmentes d’autrefois. Il était là, droit sur son destrier, levant sa main gantée au milieu des piques des soldats. Aude fut conduite au-dessus des branchages amoncelés autour d’un lourd poteau de bois solidement ancré dans le sol. Elle y monta, les traits déchirés ; on eût dit que son visage allait glisser sur les os de son crâne, se liquéfier pour se répandre devant elle. Des soldats l’attachèrent, autour du cou, de la poitrine, de la taille, des bras et des pieds. La population se mit à hurler, se pressa en avant. Deux corps de troupes entourèrent aussitôt le bûcher.

— Je vous maudis, juges prévaricateurs ! Je vous maudis jusqu’à la fin des temps ! hurla Aude. Que Dieu ait pitié de vous, car pour moi, c’est au-dessus de mes forces !

Et le brasier fut allumé.

Héloïse fendit la foule.

Elle jouait des coudes, donnait des coups de pied, écartait les gens de ses mains.

Sur un signe d’Escartille, Aimery s’élança à sa suite.

— Aude ! Aude, ma sœur ! C’est moi, Héloïse ! Je suis là, tu m’entends ? Je suis là !

Rien ne l’arrêtait, Aimery avait peine à la suivre ; elle se retrouva au premier rang, le déborda, fut seule devant un cordon de soldats. Elle écarta les bras.

— Je suis là, dit-elle en pleurant, tandis que la fumée faisait tousser Aude, et que les flammes commençaient de la dévorer.

Du balcon des auberges, du clocher des églises, et de toutes les maisons entourant ce parvis où la population citadine s’était massée, sans plus oser crier ni se manifester, on la vit. Cette femme, seule, devant une autre qui commençait de brûler. Son voile s’envola soudain dans un vent froid, et fut un instant transporté par les courants d’air, souple, transparent, ondulant.

Le voile s’échoua sur le sol.

Aude avait un moment baissé le menton, sentant la fumée pénétrer ses poumons, les premières flammes s’approcher de ses pieds. Elle releva les yeux, et vit à travers le double rideau de ses larmes et du feu le visage de sa sœur. Ses lèvres tremblèrent ; elle se crut en face d’un ange, elle crut soudain qu’elle était déjà morte, ou que Dieu, en ces instants ultimes, lui envoyait un dernier signe, un dernier message. Immobile, incapable de bouger, ni même de parler, elle garda ses yeux faibles rivés sur cette apparition. Mais c’était bien elle, c’était bien Héloïse ! Héloïse en train de danser, derrière les langues de feu.

Les deux sœurs s’échangèrent ainsi un dernier regard, et le temps n’existait plus.

— Je t’aime, dit Héloïse.

Et elle vit qu’Aude lui répondait :

— Merci, ma sœur, je t’aime, moi aussi.

Que Dieu soit avec toi.

Aude poussa un dernier hurlement

Le feu coupa leur regard.

Héloïse se tourna à droite, puis à gauche.

Hébétée.

Vacillante.

La population bruissait autour d’elle. Héloïse la voyait à peine, elle ne voyait plus tous ces gens rassemblés pour assister à l’holocauste.

Seigneur, qu’est-ce donc que cette terre ?

Aguilah la regardait du haut de sa monture.

Aimery avait rejoint la jeune fille. Il lui mit la main sur l’épaule.

La bouche d’Héloïse se déforma de haine. Saisie d’hystérie, elle s’apprêtait à se jeter sur l’évêque de toutes ses forces, à sortir ses griffes.

Et Aguilah, le visage de marbre, la fixait toujours du regard.

Aimery et l’évêque croisèrent ce fer silencieux. Le jeune homme, les yeux noirs, brûlants, jura de lutter jusqu’à son dernier souffle contre celui qui les contemplait tous deux depuis son cheval.

— Pas maintenant, souffla Aimery à Héloïse. Pas maintenant, il nous tuerait tous.

Il voulut la faire reculer, elle tint solidement, inébranlable, sans bouger. Seule son épaule, sous la pression d’Aimery, décrivait un angle bizarre.

— Pas maintenant.

Puis, entraînée, elle fit un pas en arrière.

Mais ils ne se quittaient toujours pas des yeux.

Aguilah aurait pu les faire saisir à l’instant. Il jugea que ces jeunes fous, sans doute des proches de l’hérétique que l’on venait de brûler, ne méritaient pas cet honneur. D’un geste de dédain, il fit signe aux gens de sa suite, qui tournèrent leurs chevaux avant de s’en aller, d’un port altier, vers d’autres procès et d’autres bûchers.

Escartille, à son tour, avait rejoint Héloïse et Aimery. Il les entoura de ses bras.

Ils restèrent ainsi devant le brasier, au milieu de la place, tandis que, peu à peu, la foule refluait, et que la fumée montait encore en volutes noires vers le ciel.

Aguilah de Quillan, aube blanche, étole mauve, sainte tiare liserée d’or, gants de velours, avançait vers la crypte. Son sceptre à tête d’aigle se balançait légèrement, au rythme de ses pas. D’un signe du menton, il intima l’ordre d’en ouvrir les grilles. Celles-ci poussèrent un long grincement, puis Aguilah s’enfonça dans l’obscurité. Il descendit lentement les escaliers concentriques qui menaient vers les profondeurs. Au bout de quelques instants, il se retrouva à l’intérieur de la crypte. Il ralentit pour écouter les gémissements de souffrance de son prisonnier. Jean de Montréal, amant d’une nuit d’Aude de Lavelanet, était attaché à un mur suintant d’humidité. On avait glissé les chaînes qui immobilisaient ses bras dans les anneaux de la paroi ; ses pieds étaient enchaînés de la même façon. Ils semblaient patiner sur de la paillasse ensanglantée. Devant lui, son bourreau, un croc de fer à la main, excitait des braises qui rougeoyaient sous l’effet d’un feu de circonstance. Lorsque le prisonnier vit arriver Aguilah, il redressa le visage. Il avait le front crasseux, l’œil et les lèvres tuméfiés. Un filet de sang tombait de sa bouche. Son torse était marqué de cicatrices et de brûlures profondes. La crypte n’était éclairée que de quatre flambeaux ; l’ombre du prisonnier s’allongeait devant l’évêque. Sans doute avait-il uriné sous lui, de peur et de douleur. Il avait dû s’évanouir à plusieurs reprises. Il émanait de lui une odeur de bestialité écœurante. Jean regarda l’évêque longuement, soufflant comme un animal blessé, tandis que le bourreau s’écartait. Aguilah, les yeux plissés, droit comme un chêne, le considéra sans rien dire. Puis il fit signe à un jeune garçon qui venait de le rejoindre. Celui-ci lui glissa entre les bras un livre enluminé, relié de cuir, deux cents feuilles de parchemin, sur lesquelles l’évêque laissa courir sa main gantée. Aguilah se passa la langue sur les lèvres et dit, sans regarder sa victime :

— Savez-vous pourquoi je tenais tant à vous retrouver ?…

Le prisonnier ne répondait pas. Aguilah reprit :

— Il y a deux ans, lorsque vous étiez encore à Bugarach, avec votre épouse Alazaïs, vous avez accusé l’un des membres de notre Église d’avoir tenté d’abuser de votre nièce… Frère Guillaume, que vous incriminiez de ces faits obscènes, a nié toutes vos accusations. Vous aviez cherché à le tuer, pauvre et stupide guide de forêt. Savez-vous qu’il nous a fallu amputer Frère Guillaume des deux mains, à la suite de votre rixe ? Savez-vous que cet homme de bien ne pourra plus prier, ni rendre ses devoirs à aucun des offices, de matines à complies, comme autrefois ?… L’ignoble souffrance que vous lui avez infligée a failli l’emporter. Et il a, naturellement, continué de nier tout ce que vous lui reprochiez. Vous comprendrez que j’aie moins de mal à accréditer les dires d’un homme dont je sais la valeur dans la foi, que ceux d’un hérétique tel que vous. Et il se trouve… que Frère Guillaume est un de mes lointains cousins, mon ami. C’est là une autre erreur que vous avez commise. Vous avez fait bouillir mon sang – mais c’est bien la justice de Dieu qu’il nous faut accomplir ici.

Le prisonnier ne répondait toujours pas. Il soufflait, simplement.

— Une justice au grand jour, dit Aguilah. Aude de Lavelanet est morte, une petite tête de moins à l’hydre hérétique. L’entendez-vous venir, cette justice, qui se précipitera bientôt en ce pays de toutes parts ? Ne l’entendez-vous pas, déjà, comme une tempête en marche ? J’ai sous les yeux cette parole malsaine que vous ne cessez de répandre autour de vous, avec votre cohorte de « purs », si convaincus de leur mauvais droit. Nous allons rétablir l’ordre jusqu’aux rives de l’océan, comme je m’y emploie depuis trente ans.

— Vous êtes fou, dit Jean.

La chose lui apparaissait maintenant dans toute son évidence.

— Mon Dieu, vous êtes fou.

Aguilah ne put s’empêcher de rire. La petite voix dans sa tête rit avec lui.

Chatistes ! Chatistes ! Oui, les temps sont venus !

— Mais je suis las, dit encore l’évêque. Longtemps, nous avons discuté ; longtemps, vous avez excité notre compassion. Vous êtes restés sourds à nos appels. Il n’est plus temps de revenir en arrière à présent. Je ne vous aime pas, mon ami, ni vous ni les vôtres. Sachez, Jean de Montréal, que votre femme, Alazaïs de Bugarach, cette femme que vous avez abandonnée pour épouser la cause hérétique, vient de donner naissance à une fille. Naturellement, vous ne la verrez jamais ; et naturellement, cela est sans importance, puisqu’elle n’est pas de vous. Avant que vous ne mouriez, je voudrais que vous sachiez une chose. Il est de mon devoir de garder cette enfant sous ma protection. Ainsi, je saurai l’éloigner des influences néfastes de votre famille. Je trouve la chose fort belle : je m’occuperai d’elle, je m’occuperai de cette brebis que je choisis parfaitement au hasard, parmi toutes les brebis égarées.

Il étendit le bras devant lui, d’un geste impérial. Puis il serra le poing.

— … Et je prouverai que jamais Sathanas ne sera triomphant. Je le vaincrai dans l’âme même de cette créature. Je prouverai, comme l’a dit le Seigneur, que le mauvais grain peut être bonifié, si on le soustrait à sa funeste semence… Seigneur, notre Dieu, disent Isaïe et les prophètes, des maîtres étrangers nous ont possédés sans vous ; faites qu’étant dans vous maintenant, nous ne nous souvenions que de votre nom ! Elle s’en souviendra, mon ami ; elle grandira dans mon ombre et sera fière de son Église. La douleur de l’enfantement n’est rien, mon ami, rien en regard de celle qu’éprouve le Christ Rédempteur lorsqu’il se souvient de tous ces enfants que vous ôtez à sa maistrie. Voyez donc : pour vous, je vais réparer le destin. Je serai son gouverneur, son précepteur et sa conscience. J’en ai le pouvoir. Et ce sera là une manière de pardon pour vos fautes, Jean de Montréal. Sans doute le seul pardon que vous méritez.

Il rit.

— Porc ! Chien galeux ! hurla le prisonnier, crachant autant de salive que de sang. Aguilah, vous serez maudit jusqu’à la fin des temps ! Laissez-moi sortir ! Laissez-moi, vous m’entendez !

Aguilah écarta un bras, haussa les sourcils et tendit la main vers le ciel.

— De profundis clamavi ad te, Domine, dit-il avec ironie. Oui, adressez vos suppliques au Seigneur, âme déjà damnée, sentez les flammes de l’enfer qui vous attend. Le voyez-vous, ce Dragon, cette bête aux mille visages, qui rampe et se terre dans notre belle Occitanie ? Il sera bientôt à nos pieds, tête tranchée, sa queue déroulée et inerte, sa langue pendante au milieu des fumées. Priez le vrai Dieu, Jean de Montréal, qu’il vous accorde la rémission de vos péchés !

Le prisonnier tirait sur ses chaînes de toutes ses forces, muscles tendus, les veines saillant à ses tempes ; les bracelets autour de ses poignets, de ses chevilles, meurtrissaient sa chair.

Tout à coup, Aguilah s’arrêta.

— Je suis las d’avoir sillonné ce pays à la recherche de votre secret.

Il planta ses yeux dans ceux du prisonnier.

— Quel secret ?

Aguilah le gifla. Une gifle cinglante.

— Quel secret ? Ne vous moquez pas de moi. Celui que vous n’avez cessé de nous cacher ! Je parle des reliques ramenées par un chevalier inconnu et sans religion, en l’an de grâce 1209. Oui, il y a plus de trente ans de cela ! Je parle de ces reliques impies que je sais dissimulées, là, quelque part ! Durant tout ce temps, nous avons écumé les villes et les châteaux, retourné toute la terre ! Mais rien n’a suffi à nous permettre de les retrouver. J’ai cherché sans relâche, pour lever enfin ce mensonge derrière lequel se cache votre secte, et vos champions Bertrand Marty et Guilhabert de Castres !

Aguilah se pencha en avant :

— Éclairez-moi donc, Jean de Montréal. Je n’attends de vous… qu’une simple confirmation de ce que je crois déjà. Il me suffit d’un mot et vous êtes libre. Alors dites-moi, maintenant : ou sont les reliques ?

Jean releva la tête.

Il resta muet.

Aguilah se tourna vers le bourreau, se passa une main sur les lèvres, puis dit :

— Arrachez-lui les ongles, s’il vous plaît. Arrachez-lui un à un, et qu’il implore chaque fois le Seigneur d’un Notre Père.

Le bourreau, croc de fer entre les doigts, écarquilla les yeux.

Aguilah répéta :

— Cet hérétique a tranché il y a quelque temps les mains de mon cousin, Frère Guillaume. Assurons-nous qu’il ne pourra plus user des siennes. J’ai dit : arrachez-lui les ongles. Et qu’il nous crache son secret ! Bien peu de gens en ont eu vent : je sais qu’il est un des leurs. Alors qu’il en soit ainsi, jusqu’à ce qu’il me révèle la vérité. Telle est la justice du Seigneur, conclut-il en élevant de nouveau son gant de velours, comme il le faisait lors des bénédictions dominicales.

Jean céda après le troisième ongle. Il s’était évanoui par deux fois.

Aguilah lui redressa le menton :

— Alors ? Où est votre trésor ?

Jean souffla un mot inaudible.

— Comment ? Je n’entends pas.

Jean répéta.

Tout à coup, le visage d’Aguilah s’éclaira.

Il recula et tourna sur lui-même, écartant les bras, son sceptre à la main, en riant.

Puis il dit :

— Ainsi, j’avais raison. Merci, Jean de Montréal ! Vous me prouvez ce que je pense depuis longtemps. Plus rien ne nous retient à présent : il faut en finir coûte que coûte.

Puis il se détourna et, lentement, se dirigea vers les marches qui le ramenaient vers la lumière.

— Que fais-je de lui ? demanda le bourreau.

Aguilah dit d’une voix dédaigneuse :

— Tuez-le.

Chatiste ! Fornicateur sacrilège ! criait encore la voix dans sa tête, exultante.

Aguilah ne fut pas mécontent d’échapper à l’obscurité de la crypte. Non loin, son attelage l’attendait. Les yeux tournés vers le ciel bleu, il huma cet air frais qui provenait des massifs montagneux, et laissa quelques instants le soleil réchauffer son front. Un office l’attendait avant la tombée de la nuit ; il devait s’y préparer. Auparavant, il irait faire quérir la fillette d’Alazaïs de Bugarach. Cette enfant serait son chef-d’œuvre. Il assurerait le salut de son âme. Laissez venir à moi les petits enfants !

La mission d’Aguilah en cette terre approchait de son terme, et cette idée le transportait.

Il sourit, satisfait, et gagna son attelage.

Bientôt, il n’aurait plus à courir, à passer de ville en ville. Un seul endroit méritait désormais d’être pris d’assaut, un endroit qui n’avait cessé de résister aux forces conjointes du pape et du roi de France.

— Montségur, dit-il pour lui-même. Ainsi, c’est là que tu es.

Et la justice de Dieu, enfin, suivrait son cours. Jean de Montréal, quant à lui, fut écorché vif et traîné par un cheval dans toute la ville.